Dr Fabrice LORIN : Histoire de la douleur : de l’antiquité à nos jours
Dr Fabrice LORIN Centre d’Evaluation et de Traitement de la Douleur
Hôpital Saint Eloi
CHU de Montpellier
f-lorin@chu-montpellier.fr
Résumé : Depuis les premiers écrits médicaux, la douleur est une permanence dans l’histoire de l’Art médical. Aborder la douleur, c’est observer et comprendre une période historique, assister à l’évolution des conceptions et à l’amélioration des soins. La douleur est un paradigme et son traitement, s’il ne l’a pas toujours été, devient une priorité.
Summary : Since the first medical writings, the pain is a permanence in the history of the Medical art. To approach the pain, it is to observe and include/understand a historical period, attending the evolution of the designs and the improvement of the care. The pain is a paradigm and its treatment becomes a priority.
Mots clés : Histoire, douleur, philosophie, médecine, chirurgie, traitement.
Compagne de l’Homme depuis l’origine, la douleur traverse l’histoire de la médecine comme sa bande-son bruyante. La douleur est d’abord un cri. Elle suscite, au fil des époques et des cultures, des réactions émotionnelles et médicales contrastées. Porte-drapeau des symptômes double-face, Janus de la clinique, sa lecture est toujours diplopique à l’interface de la psyché et du soma. Si Dieu est le premier anesthésiste de l'Histoire pour avoir généreusement endormi Adam avant de lui prélever la fameuse côte, d'autres hommes de science, plus modestes, ont marqué l'histoire de la médecine et de la douleur. Ce texte souhaite leur rendre hommage.
L’Histoire moderne commence au VIème siècle avant JC. À trois endroits éloignés de la planète nait la philosophie. Nul hasard dans cette étrange apparition; l'essort économique multiplie les échanges et la circulation des biens, des personnes et des idées. Les petits Etats sont peu à peu intégré dans de plus grands royaumes. Les centres urbains se développent en Grèce et en Asie. Les activités minières et les échanges marchands sont en plein essor. Mystiques, exaltés, charlatans et penseurs circulent sur les routes et campent aux abords des villes. Les citadins fortunés vont les y écouter, fascinés par leurs débats intellectuels. Le brassage génère les rencontres, l'échange et la philosophie. La pensée peut se dégager de la religion et de la toute-puissance des dieux. L’homme pense par lui même et transmet. Il s’extrait de la coutume et envisage le progrès. La croissance économique a pour conséquence entre autres, la naissance de la philosophie. L'apparition simultanée de nouveautés conceptuelles constitue un bon exemple de la notion de grappes d'innovations (Joseph Schumpeter) La capacité critique est née en Grèce avec la philosophie. Elle est née d'une distinction du Bien et de l'ancestral, la différence entre le mythos et le logos. Le Bien ne s'identifie plus à l'ancestral. On pose la question « qu'est-ce que? »: qu'est-ce que l'âme? (Métaphysique), qu'est-ce que le Beau? (Esthétique), qu'est-ce que le Juste?(Ethique), qu'est-ce que l'Etat? (Politique), qu'est-ce qu'une théorie scientifique? (Epistémologie). Le champs d'interrogation de la philosophie s'organise autour de 5 grands thèmes: la métaphysique, l'éthique, la politique, l'esthétique et l'épistémologie. Le travail de la pensée introduit la curiosité gratuite pour le monde et les hommes, le sens de la critique et de l'autocritique. Le Droit suit le même cheminement. Il se dégage du droit coutumier, du droit ancestral, pour se recentrer sur le justice et la vérité. Enfin bien sur la médecine s'extraie de la magie, de la punition des dieux, et devient une science. Notons que la pratique de l'autocritique, indisociable de la démarche philosophique ou scientifique, l'autocritique ou ce regard ironiquement décentré sur soi, n'est apparue qu'en Europe et singularise la culture européenne. Elle est un linéament de la genèse nocturne de notre civilisation gréco-judaïque. Confucius en Chine élabore une philosophie pragmatique centrée sur le lien entre les hommes. Bouddha en Inde énonce ses quatre vérités et propose une gestion de la douleur des hommes. Enfin les grecs se débarrassent de leur mythologie divine et s’interrogent sur l’homme, la nature, l’univers. L’apport grec énonce l’idée que ce sont les citoyens qui décident du sort de la cité, ce qui est une rupture avec l’idée religieuse. Athéna protège la ville, mais elle n’intervient plus dans le gouvernement. La pensée humaine et la raison humaine n’ont pas besoin du secours de Dieu et de la théologie ; elles peuvent critiquer la religion (1). La naissance de la philosophie est un stade de maturation de l’humanité que les philosophes positivistes ont souligné (2). L’histoire de la douleur suit pas à pas l’histoire des hommes, de la pensée, des connaissances et de la médecine. Lire la douleur, c’est lire une époque (3), suivre la douleur, c’est observer les mutations de la pensée. Pour certains auteurs, la douleur a même structuré l’histoire de la médecine (4).
Dès l’origine, dans les plus anciens manuscrits, apparaissent en médecine deux champs classiques de la douleur. Chez la femme, la douleur est obstétricale, elle est une fatalité. Chez l’homme, c’est la douleur de guerre, douleur de blessures ou d’amputation.
Naissance de la clinique :
La médecine grecque pré-Hippocratique est guerrière et religieuse. Guerrière car la combativité des grecs et leurs visées expansionnistes les conduisent à livrer de multiples batailles. Il suffit de relire les épopées contées par Homère et dessiner l'empire d'Alexandre Le Grand, jusqu'aux marches de l'Inde. La médecine naît avec le besoin de soigner les blessés. Religieuse car la médecine est aux mains des prêtres. Elle s’organise autour de deux cultes : le culte oraculaire d’Apollon à Delphes et le culte d’Asclépios.
Asclépios est né des amours d’Appolon et de Coronis, mais Coronis est tuée par Artémis. Il est donc élevé par le centaure Chiron qui lui transmet le pouvoir médical, la connaissance des plantes. Asclépios devient un guérisseur réputé et ressuscite même un mort ! Mais il sera foudroyé par Zeus… Sa femme Epione est justement réputée calmer les douleurs. Sa fille Hygie (hygiène) prévient les maladies, sa fille Panacée traite toutes les maladies et son fils Télésphoros veille sur les convalescents. Cinq temples principaux sont dédiés à Asclépios : Epidaure, Délos, Pergame, Ephèse, Crête et Cos ; Hippocrate serait le 17ème asclépiade de Cos.
Hippocrate de Cos (-460/-370) élabore le Corpus Hippocratum, avec deux soucis essentiels : ne pas nuire au malade « primum non nocere » et renforcer les processus thérapeutiques naturels. Il dégage la médecine des légendes et de la mythologie, de la magie et de la sorcellerie. La maladie n’est plus un châtiment des dieux mais un processus naturel : le médecin doit établir un diagnostic précis, chercher l’étiologie et traiter la maladie. Hippocrate est issu d’une dynastie d’asclépiades (guérisseurs sacerdotaux) de Cos. Il a travaillé pendant plusieurs années avec ses deux fils Dracon et Thessalos dans sa petite île du Dodécanèse. Il dégage quelques définitions de la douleur : La douleur a une spécificité clinique. Elle est un signe, un symptôme naturel à évaluer et à respecter. Le traitement antalgique est à proscrire. La douleur est le « chien de garde de notre santé » qui « aboie », pour alerter l’organisme. La douleur est chronique quant le « chien de garde continue à aboyer » (5). Quand deux douleurs coexistent, la plus forte prime : ne dit-on pas que les marins à qui on arrachait une dent enduraient la douleur parce qu’on leur maintenait un doigt au dessus de la flamme d’une bougie ! Mais la dissection de cadavres humains est totalement interdite dans la Grèce antique, Hippocrate élabore une anatomie approximative à partir du cochon. Seuls les embaumeurs connaissent bien l'anatomie humaine, mais ils n'ont aucun contact avec les médecins. Le génial Hippocrate fonde la médecine sur une anatomie erronée et il se base sur une physiologie fausse, mais quelle oeuvre! L'anatomie se développe plus tard, avec l'école d'Alexandrie en Egypte. Avec les rituels d'embaumement, la médecine égyptienne était plus ouverte à la dissection humaine. Erasistrate (-310/-250) dissèque 600 cadavres humains et décrit les valves cardiaques, il distingue les nerfs moteurs et les nerfs sensitifs; Hérophile décrit le cerveau, les méninges, les nerfs crâniens. Ils sont les pionniers de la dissection humaine avant le génial belge André Vésale à la Renaissance.
Les deux écoles: Cent ans après le fondateur Hippocrate (-460/-370), vers le IIIème siècle avant JC, deux écoles de médecine s’affrontent en Grèce. En fait d’écoles, ce sont des sectes -airesis- menées par des gurus ! L’école des dogmatiques s’oppose à l’école des empiriques. Le débat entre les rationalistes et les sceptiques dans le monde grec, traverse la philosophie comme la médecine et les autres sciences. Puis bien plus tard, à l’époque romaine sous Auguste (-63/+14) ou Néron (37/68), apparait une 3ème école de médecine : la secte de méthodiques.
Les dogmatiques sont les héritiers d’Hippocrate et d’une médecine rationaliste. Elle est sous-tendue par une théorie de la nature constituée de 4 éléments (la théorie d'Empédocle), ou de 4 humeurs ou d’atomes (théorie atomistique de Démocrite). La sémiologie recueillie va être analysée en fonction de théories et ce raisonnement, ce logos, permet d’établir un diagnostic et de proposer une thérapeutique singulière et adaptée.
Les empiriques recueillent toutes les observations de maladies, connaissance de faits naturels ou humains (contingence). Le recueil peut être fait par tout le monde, nul besoin d’être médecin, nul besoin de connaissance, de raisonnement, de logos. C'est une sorte de médecine « participative »... Aucune théorie générale n’est construite derrière ; même si au fond il y a peut-être une intentionnalité théorique chez les empiriques, n’oublions pas qu’ils sont les héritiers des philosophes sceptiques. Le vrai savoir est inaccessible. Les empiriques proposent des thérapeutiques tirées de livres de recettes.
Nous voyons une opposition entre une médecine rationnelle de causalité transcendante (qui dépasse en étant d’un tout autre ordre, dualiste), et une médecine empirique de causalité immanente (qui demeure et la constitue de manière interne, moniste).
Dans le monde romain, les méthodiques dominent la médecine. Ils soignent les plus riches patriciens. Galien est un dogmatique tendance éclectique. Il combat les méthodiques dans les disputatio. Pourquoi ? Les méthodiques sont des dogmatiques qui réinjectent de l’empirisme. Surtout ils proposent une vision très réductionniste des étiologies, des causes de maladies. Là où Hippocrate prenait en compte la température, la saison, l’humidité, le caractère, l’habitus, l’environnement du malade, les méthodiques ne s’intéressent qu’à la dilatation ou rétraction des tissus. Cependant ils ont proposé de nouvelles thérapeutiques, dont Galien se moquait d’ailleurs, les accusant de tuer les patients. Il n’avait pas tort car l’espérance de vie dans la Rome Antique était de… 17 ans ! L’espérance était bien meilleure dans les campagnes, les épidémies urbaines étaient effroyables.
Derrière cette déclinaison, nous retrouvons en fait les trois catégories d’Aristote sur la connaissance : L’épistemè, la tekhnè et l’empirie.
L’epistémè est le domaine du philosophe, et concerne la connaissance générale, le savoir noble, la science authentique. L’épistèmè renvoi à la question du pourquoi.
La tekhnè est le domaine du sophiste, elle représente l’Art, la production et le savoir-faire d’un métier, la poïesis et répond à la question du comment. Elle peut mener à une connaissance générale à partir de cas particulier observé par le technicien (médecin).
L’empirie est la connaissance par le recueil d’observations et expériences du sensible, sans théorie : « Il n’y a rien dans l’intellect qui ne fut d’abord dans les sens » dit Aristote.
Au final, la médecine est un Art, une tekhnè, mais soit elle tire vers le haut avec l’école dogmatique -nous dirions maintenant une médecine universitaire de CHU très scientifique- soit elle pousse vers le bas avec l’école empirique, par exemple l’homéopathie de nos jours. Le débat n’a pas changé et l’incompréhension reste pérenne. Les textes de la Grèce antique montrent que les empiriques étaient souvent méprisés pour leur incapacité à la discussion théorique poussée, dans un monde grec épris de clarté et de distinctions catégorielles. Pourtant les thérapeutiques étaient souvent bien proches entre dogmatiques et empiriques, malgré ces chamailleries…
Galien de Pergame (131/201): Grec d’Asie Mineure, il est le second père de la médecine. Arrivé à Rome, il devient le médecin des gladiateurs puis médecin de l’empereur Marc Aurèle. Son oeuvre est immense, basée sur sa pratique orthopédique, sur la dissection de macaques et peut-être de gladiateurs mais il est interdit officiellement de disséquer des humains. Galien est un grand amateur de débats « disputatio ». Il considère la douleur comme une atteinte du tact. Elle apparaît lorsqu’il y a rupture de la continuité. Elle est définie comme une sensation dont Galien localise le siège dans le cerveau. Il complète la définition d’Aristote qui la définissait comme une émotion « passion de l’âme » située dans le cœur (5). Actuellement la douleur est définie comme une émotion et une sensation. Il est le premier à rechercher dans la pharmacologie et la chirurgie des moyens de lutte contre la douleur et la maladie. Les grecs pensaient l’Homme «humoral ». Plus tard l’Homme sera « électrique », « chimique », « inconscient », actuellement « génétique ». La douleur suit le même chemin.
Nos ancêtres les gaulois :
Trois types de médecine coexistent dans le monde gaulois: la médecine incantatoire à fonction sacerdotale, la médecine sanglante ou chirurgie à fonction guerrière, la médecine par les plantes ou phytothérapie. La pharmacopée gauloise comprend les antalgiques à base de saule de gui et de lierre, dans la tradition druidique, et développe la balnéothérapie pour le gaulois rhumatisant. L’écorce de saule contient de l’acide salicylique (COOH-C6H4-OH), la décoction de gui a des vertus antispasmodiques et les feuilles de lierre soulagent les douleurs rhumatismales et névralgiques. Les trois stations thermales de Néris-les-Bains -pour le dieu Nerios « source jaillissante »-La Bourboule pour Boruo « sources bouillonnantes et chaudes »-et Luxeuil pour la déesse thermale Luxsa, nous ont laissé d’importantes traces.
Le Moyen âge :
L’Eglise catholique interdit la recherche scientifique, la réflexion intellectuelle, la philosophie, la médecine : les littératures philosophique et médicale grecques disparaîssent. Le galénisme interdisait la dissection d’humains, l’expérimentation et il néglige l’anatomie au profit des seuls débats théoriques. Le centre de gravité de l'intelligence humaine se déplace vers l'Orient.
Au Moyen-Orient, la dynastie abbasside arrive au pouvoir en 750. Elle a défait après trois ans de guerre, la dynastie omeyyade qui s'appuyait sur la caste aristocratique arabe militaire et rurale. Les abbassides sont aussi musulmans, mais ils réalisent l'alliance des arabes et des perses islamisés. Arabes et aryens indo-européens. Unique alliance, pour le meilleur, dans l'histoire. Les abbassides sont citadins, plus instruits et plus ouverts. Ils développent un empire urbain. Ils transfèrent la capitale de Damas à Bagdad; la dynastie abbasside favorise un grand mouvement de traduction du grec vers l'arabe. Ils paient un livre traduit par son poids en or. A la tête d'un immense empire, ils veulent assoir leur pouvoir et arabiser toute l'écriture disponible. Le Coran et les philosophes grecs. Les syriaques chrétiens jouent un role décisif dans cette entreprise. Le syriaque est une langue cousine de l'araméen, langue parlée par Jésus. En 750, l’Islam est tolérant et ouvert. Une partie de l'oeuvre d'ARISTOTE est donc traduite du grec en arabe par des chrétiens arabes ou européens, le plus souvent des moines syriens. Ainsi le médecin arabe nestorien Hunain Ibn Ishaq surnommé le prince des traducteurs à Bagdad, traduit au 9ème siècle tous les ouvrages médicaux de l’Antiquité (6). Au 9ème et 10ème siècle, le monde musulman est bien plus en avance que le monde européen chrétien sur le plan des découvertes en mathématiques, astronomie, médecine, philosophie. Avicenne (980-1037), médecin perse chiite ismaélien par son père et juif par sa mère, utilise l’opium, le saule et la mandragore pour calmer la douleur. La mandragore est riche en alcaloïdes parasympatholytiques délirogènes. L'inhalation d'un mélange de mandragore jusquiame et opium a un usage somnifère et antalgique.
Le lozérien Gui-de-Chauliac, le plus grand chirurgien du Moyen-âge, chirurgien de quatre papes dont Clément VI à Avignon, réalise une trépanation pour traiter les migraines du pape. Contre la douleur, il propose « l’évacuation » ou la ligature. Il obtiendra la première dérogation exceptionnelle du pape pour disséquer les humains dans une visée scientifique. Il doit comprendre les causes de la grande épidémie de peste européenne de 1347 à 1350. Les épidémies de peste noire au Moyen-âge ont tué la moitié des européens, soit 25 millions de personnes. L'épidémie arrive d'Asie, de la guerre entre mongols et chinois vers 1334. La dynastie impériale mongole des Yuan fondée en 1271 est en déclin, elle lutte pour sa survie. Les mongols catapultent les cadavres de pestiférés dans les villes chinoises pour déclencher l'épidémie et la mort. L'épidémie passe ensuite par les Tatars en lutte contre les Gênois en mer noire pour arriver en Europe et tuer la moitié de la population. Si tu veux te débarrasser de ton chien, accuse-le de la rage, l'Eglise catholique accuse les juifs d'être à l'origine de la peste, d'empoisonner les puits, de sacrifier les enfants etc. La vague d'antisémitisme entraine la migration des juifs de la vallée du Rhin vers la Pologne et le Grand Duché de Lituanie (Pologne orientale, Pays Baltes, Biélorussie, nord de l'Ukraine), à l'origine de la culture yiddish ashkénaze. La peste a profondément modifié le paysage européen.
A la suite de Saint Augustin « Nul ne souffre inutilement », le christianisme positionne doublement la douleur : soit châtiment de Dieu, soit condition d’une récompense possible dans l’au-delà. Saint-Augustin définit le pêché originel, notion absente dans la bible, et il associe le plaisir sexuel à un pêché. Le purgatoire lieu des souffrances physiques est imaginé au 12ème siècle. La morale chrétienne est alors à l’opposé de notre éthique médicale. Concurrence et rivalité prolongent l’obscurantisme.
Naissance de l’individu :
La Renaissance et la Réforme protestante bouleversent la morale, introduisent la pensée positiviste, inaugurent la démarche scientifique (3). Les grandes découvertes sont des révélations. La découverte des mondes terrestre et maritime accompagne la découverte du corps humain. Le pape Jules II lève enfin l’interdit sur la dissection et l’étude anatomique en 1503. Le flamand André Vésale reprend la dissection de cadavres humains et corrige l’anatomie erronée de Galien, qui s'était basé sur les singes macaques... Il n’hésite pas à décrocher ses sujets au gibet de Montfaucon. Le montpelliérain et ami de Rabelais, le fameux Rondibilis du Tiers Livre, le protestant Guillaume Rondelet dissèque sa propre femme, sa belle-soeur, deux de ses collègues, un de ses fils mort-né et supplie un ami moribond de lui léguer sa dépouille. La dissection de cadavres humains le conduit à créer le premier amphithéatre anatomique de France et il libère l'Université médicale de la tutelle catholique. Un autre protestant Ambroise Paré, chirurgien barbier de quatre rois de France, soigne sur les champs de bataille des guerres de religion et pose les fondements de la chirurgie. L’apparition des armes à feu entraîne de nouvelles blessures. « La première intention d’un chirurgien doit être d’apaiser la douleur ». Il promeut le nettoyage des plaies, la chirurgie conservatrice, la ligature et l’hémostase. Il décrit les névralgies et la douleur du membre fantôme. Calvin définit la grâce et la prédestination, le corps n’est plus dépendant de l’église, le corps s’affranchit du dolorisme et de l’expiation. Il n’y a plus obligation de rachat des péchés. Montaigne oeuvre pour l’expérience laïcisée de l’individu, un corps assumé dans la vérité de ses sensations. Il inaugure l’autobiographie et définit la douleur comme le « souverain mal ». Le souverain-Bien est synonyme du bonheur dans la tradition grècque. Montaigne pense la douleur en proximité avec la mort ce qui redouble nos craintes. Durant une partie de sa vie, Montaigne souffrira de coliques néphrétiques dues à une lithiase urinaire -la maladie de la pierre ou gravelle- et recherchera l’ataraxie épicurienne, l’absence de mal. La seconde grande douleur de Montaigne fut la mort de l'amour de sa vie: Etienne De La Boétie. Les Essais sont un tombeau à la mémoire d'Etienne, aimé et disparu. Par l'écriture des Essais, Montaigne libère un processus de deuil allant de l'obscurité vers la lumière. Sa philosophie reste profondément imprégnée par le scepticisme grec. Gabriel Fallope de Pise, expérimente les effets de l’opium sur les criminels : la mort survient plus vite, et il s’empresse de les disséquer !
L’Age classique :
Après l’extraordinaire créativité de la Renaissance, les 17ème et 18ème siècles sont moins prodigues pour la médecine. La philosophie et la spiritualité dominent ces deux siècles. Le corps intéresse moins les chercheurs. A l’âge classique, le dualiste Descartes nous dit que la douleur est une perception de l’âme et situe le lieu de convergence de toutes les sensations dans la glande pinéale. Une araignée au centre de la toile, Spiderman s'agite sur le web. Conséquence du cogito, l’animal ne souffre pas puisqu’il ne pense pas qu’il souffre. CQFD. Descartes invente l'animal-machine, insensible à la douleur et aux affects, en l'abscence de cogito. Anthropocentriste irréductible, l’Homme ne peut décidément pas perdre sa place au sommet de la création ! DESCARTES avance sa célèbre phrase: l'homme doit se rendre comme possesseur et maître de la nature. Sydenham expérimente le laudanum: vin d’Espagne opium safran cannelle girofle. La douleur est un afflux désordonné d’esprits animaux. La Rochefoucauld dénonce le piège narcissique d’un Pascal mélancolique glorifiant l’endurance à la douleur. Le 17ème est un siècle de débat sur l’expérience intime de la douleur. Baruch Spinoza, d'abord héritier de Descartes et du rationalisme continental, a conçu un monisme original et opérant; le problème corps-esprit est à considérer comme «une seule et même chose, mais exprimée de deux manières». Spinoza est l'enfant surdoué de la tradition juive, de la maison d'Etudes d'Amsterdam, dans laquelle corps et esprit sont intimement liés. Le dualisme est grec platonicien, le monisme est juif. La question suivante est: pourquoi? Spinoza élimine toute finalité de la Nature, toute planification intentionnelle. Son monisme intégral fournit un cadre de pensée satisfaisant pour les neurosciences et les avancées en biologie, sciences cognitives, sciences physiques et chimiques. Même son déterminisme absolu rend possible une liberté par la connaissance et laisse de côté le fumeux libre arbitre à ses illusions. Pour Spinoza, savoir qu'une douleur est due à telle cause, ce n'est pas du tout la même chose que de me croire malade parce que je suis maudit, puni pour mes fautes, mis à l'épreuve par la volonté de Dieu « ce refuge de l'ignorance ». Si je comprend le processus par la connaissance et le savoir, je cesse de le subir en aveugle. Je deviens pleinement vivant et je participe à l'activité de Dieu Nature, Deus sive natura. Le philosophe d'Amsterdam, intellectuel solitaire, polisseur de lentilles pour téléscopes pour gagner sa vie, a bouleversé la pensée et inventé la modernité.
Le Siècle des Lumières :
La douleur se laïcise dans la conscience médicale. Le philosophe empiriste anglais Locke réfute la doctrine de Platon et de Descartes sur les idées innées, antérieures à toute expérience dans l’esprit humain. La sensation associée à la réflexion, est le point de départ de toute connaissance. Il penche plus pour la culture que pour la nature. La recherche va approfondir la notion de sensation, donc de sensibilité. Il y a un retour de la clinique, de la séméiologie et de la médecine d’observation. L’utilité de la douleur pour l’Homme est réévaluée : « Amie sincère, elle nous blesse pour nous servir », « C’est le tonnerre qui gronde avant de frapper ». Trois écoles médicales s’affrontent : Les mécanistes pour lesquels la douleur est la conséquence d’une distension des fibres. Les animistes pensent que la douleur est le signe d’un conflit intérieur ; ils ouvrent une interprétation psychologique du symptôme, étonnante intuition préfreudienne. Le montpelliérain François Boissier de Sauvages (1706-1767) écrit dans son Traité des classes des maladies (1731) : « L’instinct regarde comme mauvais ce que la raison avait trouvé bon. De là l’origine des maux tant moraux que physiques ». Il est le premier à écrire les termes de maladie douloureuse chronique : « il existe des gens souffrant de la gravelle et d'autre de la gangrène, mais je rencontre aussi des hommes souffrant beaucoup et longtemps je les appellerais souffrant de la maladie douloureuse chronique" . Enfin les vitalistes s’appuient sur une conception moniste de l’Homme. Ils chantent un hymne à la sensibilité, entre plaisir et douleur, et à l’énergie vitale. La douleur est utile, elle n’est pas un moyen de résignation, mais une lutte pour la vie et requiert un traitement de choc ! Bichat distingue le système nerveux végétatif du système nerveux central. Les douleurs viscérales sont individualisées. Il décrit également la notion de seuil de la douleur. La méthode expérimentale devient incontournable en physiopathologie. Sur le plan thérapeutique, le médecin du 18ème utilise couramment l’opium importé de Turquie. Les vitalistes diffusent l’électricité médicinale après les travaux de Galvani et de Volta. Mais souvent le traitement consistera en flagellation, friction, urtication, moxa et cautère : infliger la douleur pour la guérir. Un univers sadien conforme à l’époque… « Sentir et vivre sont la même chose » disait Diderot.
Au 19ème siècle, les derniers bastions du conservatisme médical sont repoussés. Velpeau porte l’étendard de l’obsolescence : « Eviter la douleur par des moyens artificiels est une chimère ». Larrey est chirurgien des campagnes napoléoniennes. Il met à profit l’état de choc des premières heures pour amputer avant l’arrivée de la réaction inflammatoire. Il veut éviter des souffrances inutiles aux soldats (3). Les chimistes allemands isolent la morphine comme principe actif de l’opium. Le gaz hilarant ou protoxyde d’azote [N2-O] est issu de la fermentation de la bière dans les brasseries ; un dentiste de Boston assiste à une représentation de cirque ambulant en 1842 sur la côte Est des Etats-Unis. Lors d’un numéro, un homme se plante des aiguilles dans le corps et plus il en plante plus il éclate de rire. Le dentiste Wells décide d’essayer ce produit sur ses patients. C’est la protohistoire de l’analgésie. Mais il se suicidera au chloroforme en 1847, un collègue essayant de lui voler la paternité de sa découverte… Les premiers à défier les dogmes académiques sont les dentistes du Nouveau Monde et quelques rares chirurgiens. Le tournant se situe en 1847, l’Académie de médecine et l’Académie des sciences donnent enfin leur aval à l’emploi d’analgésiques lors d’actes chirurgicaux. L’opinion publique devenait très pressante. Ether, chloroforme, morphine et protoxyde d’azote sont d’utilisation légale. Simpson obstétricien écossais réalise avec du chloroforme le premier accouchement sans douleur. Le verset 3-16 de la Genèse biblique « Tu enfanteras dans la douleur » est archivé. En 1884, la cocaïne, extraite du coca, est rapportée d’Amérique latine. Les ophtalmologues viennois découvrent son action anesthésique locale sur la cornée. Le développement de la seringue hypodermique élargit encore le champ de l’anesthésie locale avec d’autres dérivés : procaïne et novocaïne. Suivent la découverte du véronal et de l’aspirine par Hoffmann et Bayer en 1899.Nous verrons qu’après la seconde guerre mondiale, les anesthésistes seront les novateurs.
La fin du 19ème siècle est riche en découvertes scientifiques, heureuses ou …malheureuses. Pour l’anecdote, assistons à la naissance de l’endocrinologie : le physiologiste Charles Brown-Séquard, en 1889, à l’âge de 72 ans, rapporte devant ses collègues parisiens de la Société de biologie avoir retrouvé, «outre sa vigueur physique, d’autres forces, qui n’étaient pas perdues mais qui étaient diminuées», après s’être injecté des extraits de testicules de chiens. Mais nous savons aujourd’hui que l’idée est fausse. Les testicules (de chien ou autre animal) ne stockent que très peu de testostérone, et Brown-Séquard n’a sans doute dû qu’à l’autosuggestion de retrouver l’ardeur de ses vertes années. Effet placébo.
Naissance de l’algologie :
Durant la seconde guerre mondiale, aux Etats-Unis le Dr John BONICA, anesthésiste, est assigné à la prise en charge de soldats présentant des douleurs chroniques. Il réalise que les approches limitées aux infiltrations ne peuvent remédier aux problèmes complexes de ses patients. Il propose le concept de l’approche multidisciplinaire et crée en 1961 de la « Washington University Multidisciplinary Pain Center ». Une équipe constituée d’anesthésiste, psychiatre, neurologue, rhumatologue…Le centre anti-douleur invente une pratique collégiale, pluridisciplinaire et confraternelle. Le Dr Yves GESTIN est en 1977 le premier algologue en France, au Centre Anti Cancéreux de Montpellier.
A la fin du 20ème siècle, arrive l’ère de la jouissance. La jouissance est collective dans les années 60/70 avec le mouvement hippy communautariste. La jouissance devient individuelle dans les années 1980/2000.Après les malheurs et les souffrances subis par la génération de la guerre 39-45, la jeune génération du baby boom revendique le primat du principe de plaisir. Fruit de la croissance économique inouïe des pays développés, la classe moyenne revendique les désirs jusque là réservés à une minorité de nantis. Le désir devient un droit. Le citoyen se positionne en ayant-droit. Le désir d’enfant peut devenir un droit à enfanter, le désir de mourir dans la dignité annonce un futur droit à l’euthanasie...A l’eugénisme ?(7) Le désir (compréhensible) d’antalgie peut devenir un droit avec pour corolaire, une obligation de résultat. Les conséquences juridiques sont imaginables. La Société et le Marché évoluent plus rapidement que l’Etat et le législateur(8). Avec la classe moyenne, le consumérisme se développe accompagné par l’économie de marché. Nous passons du negotium (travail) à l’otium (loisir), de l’ancienne idéologie bourgeoise basée sur le travail et l’argent, à la culture du loisir et du plaisir apanage de la noblesse. En médecine, les progrès de la médecine curative restaurent la prééminence médicale. Qu’il s’agisse des gestes chirurgicaux, ou des médicaments chimiques, l’offre de soins s’élargit considérablement. Le traitement de la douleur devient un objectif de santé publique et d’immenses progrès sont réalisés. Quelques aléas surgissent, les céphalées par abus médicamenteux ou les greffes hépatiques pour hépatites médicamenteuses iatrogéniques (9). Cependant le combat essentiel contre la douleur reste une priorité et ses progrès sont à la mesure de la complexité du problème. Ce combat est d’ailleurs «le propre de l’Homme ». Alors que le plaisir se configure dans l’intime et engendre un sentiment paradoxal de solitude, la douleur déclenche un sentiment de solidarité et d’empathie affective et cognitive. L’imagerie fonctionnelle confirme la proximité des projections corticales (Aire cingulaire antérieure) de la douleur et du lien social. Nouvelle promesse de réenchantement du monde, la médecine doit supprimer la douleur, voir la mort et ouvrir à la vie éternelle.
Mais curieusement en ce début de 21ème siècle, la douleur resurgit ailleurs : les lésions auto-infligées chez les adolescents sont en efflorescence. Scarifications, piercing, automutilations et par extension les suicides deviennent une préoccupation épidémiologique (10). Pourquoi ? Rituel initiatique ? Interpellation brutale de nos Valeurs ? Faut-il avoir mal pour exister ? Algolagnie ? Quelle fonction obscure aurait un masochisme gardien de vie chez l’Homo sapiens sapiens ? Microsoft a sorti un jeu vidéo Voodoo Vince, poupée vaudou froussarde qui doit déployer des trésors de masochisme pour sauver sa peau. Vince triomphe de ses ennemis en s'infligeant des dégâts à lui-même. Le slogan est « Partagez ses douleurs ». Etrange pied de nez à nos efforts de sensibilisation et de soins.
Conclusion :
Cette revue rapide de l’histoire de la douleur introduit la question du futur et des voies de recherche. Les neurosciences et la recherche scientifique conduiront probablement à de belles découvertes. Mais notre difficulté restera longtemps pérenne dans le traitement des patients douloureux chroniques rebelles, ceux dont la pathologie multifactorielle se situe aux confins de l’organique et du psychopathologique. Nous vivons le même hiatus scientifique que les physiciens. Ils échouent à unifier la physique quantique et la théorie de la relativité générale ; nous échouons à unifier la psyché et le soma, les neurosciences et l’inconscient, même si nous avons l’intuition d’un continuum moniste. Le modèle bio-psycho-social, l’Evidence Base Médecine sont le compromis pragmatique actuel mais comme tout compromis, il est promis à évoluer. Comme disait Hegel, « la vérité apparaitra à la fin de l’Histoire ».
Références bibliographiques :
1. CHATELET F., - La Philosophie. Tome 1. Hachette, Paris, 1972.
2. COMTE A., - Cours de philosophie positive, 2 vol. Hermann, Paris, 1975.
3. REY R., – Histoire de la douleur. La découverte, Paris, 1993.
4. BOURDALLE-BADIE C. –Comment la douleur a structuré l’histoire de la médecine. In : Douleurs, sociétés, personnes et expressions.11-21, Eshel, 1992.
5. LORIN F. – La douleur dans la Grèce antique. Douleur et Analgésie, 2005, Edition Médecine et Hygiène, Genève, vol. 18(1):9-11.
6. HALIOUA B., – Histoire de la médecine. Masson, Paris, 2002.
7. TRUONG Jean-Michel, Eternity Express, Albin Michel, 2003.
8. ATTALI Jacques, Emissions France Culture « Le sens des choses », juillet 2005.
9. BJORNSON E., JERLSTAD P., BERGGVIST A., OLSSON R. , -Fulminant drug-induced hepatic failure leading to death or liver transplantation in Sweden, Scand J Gastroenterol., 2005, 40(9):1095-101
10. OLFSON M., AMEROFF M.J., MARCUS S.C., REENBERG T., SHAFFER D.,. - National trends in hospitalization of youth with intentional self-inflicted injuries. Am. J. Psychiatry., 2005, 162(7):1328-35.
|