Dr Fabrice LORIN : Biographie de Théodore FLOURNOY (1854-1920), naissance de la psychanalyse
Dr Fabrice LORIN f-lorin@chu-montpellier.fr
Théodore FLOURNOY (1854-1920) et la naissance de la psychanalyse
Genève
I- Enfance et adolescence
Le 15 août 1854, Théodore FLOURNOY nait à Genève dans une famille francophone. Deux mois avant Arthur RIMBAUD et deux ans avant Sigmund FREUD. Les ancêtres de FLOURNOY sont des protestants d'origine française, qui se sont réfugiés et installés à Genève vers 1600, à la fin des guerres de religion. Des générations de pasteurs, d’historiens, de gens de lettres, se succèdent depuis lors dans le milieu intellectuel et financier. Son père Alexandre FLOURNOY est agent de change. Il a un esprit méticuleux et précis et il est doué pour la musique. Sa mère, Caroline CLAPAREDE, est également descendante d'une famille de huguenots français, réfugiés en Suisse après la révocation de l'édit de Nantes par Louis XIV en 1685. Édouard CLAPAREDE, cousin germain de Théodore, la décrit comme une femme « de nature délicate et névropathique». Théodore est l'aînée d'une fratrie de deux garçons. Son frère cadet Edmond, restera célibataire et s'illustrera par ses voyages vers l'île Maurice. Grâce aux biens de son père, Théodore n'aura jamais de réel souci d'argent malgré la modestie de ses revenus universitaires. Médecin, il n’a jamais exercé la médecine et n’avait pas le besoin de reconnaissance sociale et financière de FREUD. Ainsi sa mère Caroline écrivait des poèmes comme le fera Marie BURNIER, son épouse. Théodore est un enfant de la bourgeoisie éclairée et instruite, ouverte et tolérante, depuis longtemps à l’abri du besoin. Au tournant du siècle, Genève est la capitale vertueuse, l'empreinte calviniste est forte; elle est opposée à Paris la capitale du vice.
Durant ses années au collège puis au lycée de Genève, Théodore montre déjà la curiosité scientifique qui déterminera sa carrière. Il est très influencé par son oncle maternel, René CLAPAREDE, naturaliste et seul homme de science de la famille. René est un personnage indépendant et polémiste, une forte personnalité qui travaille sur les infusoires et les annélides. Le jeune Théodore est attiré par les sciences naturelles, il collectionne les coquillages et réalise dans l'orangerie aménagée en laboratoire de son grand-père, des expériences de physique et chimie : il installe le télégraphe électrique entre l'orangerie et la maison et il découvre la magie de ce type de communication. Dans ses futures explications des phénomènes télépathiques, il reprendra sur un mode métaphorique le vocabulaire de la télégraphie. Les résultats scolaires s'accordent à donner l'image d'un élève intelligent, mais distrait et mobile. D'après Édouard CLAPAREDE,
« Son besoin d'activité intellectuelle qui était très vive, se portait de préférence sur les occupations qui ne correspondent à aucun article des programmes officiels » et qu'il suivait « d'assez loin le petit train-train des leçons quotidiennes... Et de pouvoir dès qu’il le voulait, prendre sans peine sa place parmi les premiers ».
Son caractère apparemment moqueur, cache une effroyable timidité, une phobie sociale qu'il ne dominera pas sans peine.
En 1872, il obtient le baccalauréat en lettres et il entre à la faculté des sciences de Genève, où domine le matérialisme dogmatique. L'épistémologie découvre alors l'anglais DARWIN et transforme l'évolutionnisme en une religion de la nature (HUXLEY, HAECKEL). Après avoir terminé ses études de mathématiques, FLOURNOY s'inscrit à la faculté de théologie protestante de Genève en 1875. Il étudie l'hébreu puis il renonce vite après un semestre de « chinoiseries » théologiques. Son ami M. DAVID, affirme que « Théodore, en entrant en théologie, cherchait si l'enseignement religieux, si la doctrine, si l'histoire religieuse ou celle des religions, pouvait lui fournir une preuve de l'existence de Dieu. Constatant que la preuve externe n'existait pas, il la chercherait dans l'étude des sciences qui ont l'homme pour objet ».
Il y a là en filigrane les premiers germes d'une dialectique entre science et conscience, entre matérialisme et spiritualité, entre âme et corps. Il tentera de résoudre toute sa vie durant ce clivage, question d’ailleurs présente chez bien des scientifiques. Mais cette double formation, mathématique et théologique, est utile et féconde pour l'approche des sciences humaines.
Après l'échec en faculté de théologie, Théodore part en Allemagne puis à Strasbourg étudier la médecine. Il admire et s'identifie à son oncle René qui était médecin avant d'être zoologiste. Il sera l'élève de RECKLINGHAUSEN en anatomopathologie, comme FREUD au même moment étudie dans le laboratoire d’histopathologie de BRUCKE à Vienne. Théodore prépare sa thèse sur l'étude anatomopathologique de l'embolie graisseuse. L'influence de ce travail persistera encore sous une forme métaphorique dans sa présentation des processus mentaux conscients et inconscients : « certains éléments reculés et primitifs de l'individu sont particulièrement aptes à engendrer ces étranges végétations subconscientes, sorte de tumeur ou d'excroissance psychique » au autre exemple « de même que la tératologie illustre l'embryologie qu'il explique, pareillement on peut espérer que l'étude des faits de médium contribuera à nous fournir un jour quelque vue juste et féconde sur la psychogénèse normale ». Il soutient sa thèse de médecine en 1878.
II- Les influences : FECHNER, WUNDT, MYERS et KANT
Comme son oncle, Théodore ne souhaite pas exercer la médecine et il se tourne en 1878 vers la philosophie. Il part à Leipzig, prestigieuse université d'Allemagne orientale où LUTHER, LEIBNITZ, FICHTE, GOETHE et SCHELLING ont enseigné. Il y suit les cours de philosophie et de psychologie physiologique de WUNDT et FECHNER. Le premier laboratoire de cette science nouvelle s'ouvrait justement.
Oscar PFISTER remarque ainsi que « l'influence allemande fut prépondérante à l'origine, puis il (FLOURNOY) s'abandonna aux influences françaises (JANET) et plus particulièrement anglo-américaines (MYERS et William JAMES) pour finalement étudier FREUD, la synthèse des courants de pensées françaises et germaniques ».
Mais d'abord situons FECHNER, WUNDT et MYERS.
Gustav Théodor FECHNER
FECHNER est médecin et fils de pasteur. Fossoyeur du romantisme, il réintroduit triomphalement le positivisme et une vision mécaniste du monde. En 1836, il publie « Le petit livre de la vie après la mort », où il partage la vie humaine en trois périodes : la période embryonnaire réduite à un sommeil continuel, la vie présente, perpétuelle oscillation entre veille et sommeil, et enfin la vie après la mort définie comme un état de veille perpétuelle. Cette conjecture qui nous paraît farfelue de nos jours, inaugure en fait à l'époque une révolution de la pensée. Pour FECHNER, la terre est un être vivant d'un niveau plus élevé que l'homme et il formule en 1850 la loi psycho-physique, une loi générale régissant les relations entre le monde physique et le monde spirituel. Poursuivant son raisonnement, il s'efforce de découvrir la formule mathématique la plus probable pour exprimer cette loi. Ses deux volumes de psycho-physique sont le point de départ de toute la psychologie expérimentale moderne. N'oublions pas que FREUD empruntera, tout comme FLOURNOY, plusieurs de ces concepts fondamentaux pour les intégrer dans sa métapsychologie, par exemple les notions d'énergie mentale, la notion topographique de l'esprit dans la première et deuxième topique, le principe de plaisir/déplaisir, le principe de constance/homéostasie, et le principe de répétition ! FREUD l'appelait d'ailleurs
« le grand FECHNER ».
WUNDT est un disciple de FECHNER et il ouvre en 1879 à Leipzig, le premier institut de psychologie expérimentale.
Fréderic MYERS
Fréderic MYERS (1843-1901) est un psychologue anglais et il est probablement la personnalité la plus influente sur FLOURNOY, dans son ouverture vers l'inconscient. C'est lui l'inventeur du subliminal, l'inventeur de l'inconscient mythopoïétique (créateur de mythe). William JAMES qualifie sa psychologie de gothique et romantique. L'anglais s'intéresse très tôt aux recherches sur les phénomènes occultes. Il fonde la SRP, Société de Recherches Psychiques. FREUD et JUNG en seront membres. Le sens de sa vie s'organise autour de l'idée d'immortalité. Il en a la conviction et ses théories deviennent des spéculations pseudo-scientifiques afin d'en prouver la réalité et l'authenticité. MYERS pense que la mort n'interrompt pas la vie, les réincarnés se manifestent par la transmission de pensée, les rêves prémonitoires, les esprits, les possessions, l'hypnose ou l'hystérie. Nous sommes dans un monde magique et paranormal. Mais Frédéric MYERS est paradoxalement le premier introducteur de Sigmund Freud en Grande-Bretagne. Dès 1893, il analyse en séance plénière de sa Société de Recherches Psychiques, les publications de FREUD et BREUER. Héros perdu des profondeurs mystérieuses de notre subconscient, MYERS laisse à FLOURNOY le soin d'extraire une théorie de l'inconscient à partir d'un bric-à-brac flamboyant et mystique.
Après deux années à Leipzig, Théodore revient à Genève en 1880 et il épouse Marie BURNIER. Ils auront six enfants. Il se prépare à une carrière d'enseignant.
Puis suivent cinq années de vie studieuse et repliée dans sa bibliothèque, années pendant lesquelles FLOURNOY étudie KANT en allemand. Il est néanmoins étonnant qu'un jeune homme de 26 ans se retire ainsi de la vie sociale. Souffrait-t-il de sa timidité ou de troubles névrotiques ? Son cousin CLAPAREDE le décrit comme un homme « profondément solitaire qui préférait le calme de ses études aux réunions familiales où on ne le rencontrait pas souvent ».
FLOURNOY dans sa bibliothèque
Quoi qu'il en soit la biographie officielle avance qu'à 31 ans, il sort de sa période d'isolement. Il s'inscrit à l'université et devient Privat-docent à la faculté des lettres de Genève. Il donne un cours sur la philosophie de KANT. La période d'isolement était nécessaire à sa compréhension de la théorie de la connaissance et à la maturation de sa pensée. KANT devient sa référence. FLOURNOY est fasciné par l'œuvre de l'ermite de Königsberg, par sa distinction radicale entre le croire et le savoir, entre l'attitude personnelle et morale et l'organisation des phénomènes impersonnels de la pensée scientifique. KANT rappelle que
« l'admiration pour le ciel étoilé au-dessus de nous, n'exclut pas la loi morale au-dedans de nous ». FREUD reprendra l'impératif catégorique kantien dans la métapsychologie en place de Surmoi. Dans l'impératif catégorique, le commandement s'ordonne sans condition « soit juste ». L'éthique de KANT met en évidence le conflit intérieur : « ce qu'il y a de si intéressant chez KANT, c'est un conflit intérieur, un conflit qui s'est présenté chez lui pour la première fois depuis l'avènement des sciences, un conflit qui dure encore, qu'il a résolu à sa façon, conflit entre deux attitudes mentales vis-à-vis de l'univers, l'attitude de phénomènes dont s'occupe la science et l'attitude vis-à-vis de la vie morale ou religieuse ». Certes le conflit kantien nous apparaît bien sublimé à notre regard de modernes, mais FLOURNOY met le doigt sur la notion de conflit et sur la dynamique de ce conflit intériorisé par l'homme de science en particulier, et l'être humain en général. FREUD aura le génie d'ajouter la dimension énergétique et libidinale.
Lorsque FLOURNOY commence son enseignement de philosophie, le parterre est clairsemé. Les étudiants sont rares et l'intitulé du cours franchement austère. Genève est calviniste mais quand même… FLOURNOY veut distinguer deux types de connaissance : la connaissance issue de faits psychologiques, œuvre de notre esprit, et la connaissance scientifique héritière de l'analyse logique et tacitement admise par tous les savants. Il cite l'exemple du feu :
« Un tout jeune enfant refuse de mettre sa main sur la bougie allumée alléguant que ça brûle ». Il a raison et ses parents traduiront cela par : il sait que le feu brûle. Mais en réalité l'enfant n'a probablement pas fait ce raisonnement. Il y a donc une distinction entre l'histoire d'une connaissance, d'une croyance, d'une idée et sa critique.
Kant
« KANT est le premier qui ait aperçu clairement la différence entre ces deux sortes de recherche, le premier qui se soit nettement rendu compte que la critique de la connaissance destinée à éprouver et à préciser sa valeur objective, est tout autre chose que l'étude psychologique de sa genèse historique et qu'on ne peut pas conclure de cette dernière à la première ». La démarche de KANT est de séparer la psychologie de la philosophie ou de la métaphysique réduite à la critique des sciences qui donne naissance à l'épistémologie. Voici le sujet des cours de FLOURNOY de 1887 à 1890, en qualité de Privat-docent (enseignant payé par ses élèves) au salaire par conséquent plus honorifique que lucratif.
III-Débuts dans l'enseignement
La psychologie l’attire de plus en plus et il inaugure en 1888 un cours de psychologie physiologique. Il est sur les traces de WUNDT et il énonce le principe du parallélisme psycho-physique : tout phénomène psychique à un concomitant physique déterminé. À ce principe répond un corollaire : l'axiome d'hétérogénéité: le fait psychique et le fait physique tout en étant simultanés sont hétérogène, disparates, irréductibles, et obstinément deux. Il reste un dualiste cartésien impénitent.
Qu’est-ce-que le parallélisme psychophysiologique ? Tout phénomène psychologique à un concomitant physiologique, c'est-à-dire une traduction biologique. Actuellement les neurosciences nous le confirment chaque jour d’avantage. Mais à la fin du XIXe siècle les liens entre corps et âme nourrissent une réflexion plus hypothétique. À la même époque FREUD, jeune neurologue adhère aussi au parallélisme psychophysiologique. Dans sa contribution à la conception des aphasies en 1891, il livre le fruit de ses longues discussions avec son ami FLIESS.
« La chaîne des processus physiologiques dans le système nerveux ne se trouve probablement pas dans un rapport de causalité avec les processus psychiques. Les processus physiologiques ne s'interrompent pas dès qu'ont commencé les processus psychiques. Au contraire, la chaîne physiologique se poursuit si ce n'est qu'à partir d'un certain moment un phénomène psychique correspond à un ou plusieurs de ces chaînons ».
A une représentation psychique, correspond sur le plan physiologique un déroulement localisable d'excitation. C'est un trouble des faits d'associations ou des déroulements énergétiques dans le centre du langage élargi, donc des modifications fonctionnelles et non strictement anatomiques, qui conditionne les aphasies. Face au hiatus corps/âme, FREUD conclut « le processus psychique est ainsi parallèle au processus physiologique ». JACKSON emploie la terminologie en anglais « a dependant concomitant » que FLOURNOY traduit par « un concomitant physique déterminé ».
JACKSON influence également les deux hommes à travers la notion de disinvolution, reprise en principe de réversion par FLOURNOY et de régression par FREUD.
Sur le parallélisme, FREUD écrit avec pertinence en 1892 dans sa préface à la traduction des conférences de CHARCOT : « Les cliniciens allemands tendent à expliquer par la physiologie, les états morbides et les syndromes. Les observations cliniques des français gagnent certainement en indépendance du fait qu'elles repoussent au second plan le point de vue physiologique. Il ne s'agit pas là d'une mission mais d'un fait voulu, délibérément réalisé ».
Ainsi les deux hommes, FLOURNOY, francophone parti étudier à Leipzig et recevant un enseignement germanique, FREUD autrichien venu à Paris et Nancy s'imprégner d'une clinique française, les deux hommes aboutissent à une communauté de pensée : les connexions entre point de vue physiologique et psychologique sont maintenues sans que l'étroitesse des-dites connexions entravent le développement d'une métapsychologie.
Quelques années plus tard, en 1915 dans la métapsychologie, FREUD écrit : « toutes les recherches ont irréfutablement trouvé que l'activité psychique est liée au fonctionnement du cerveau plus qu'à celui de n'importe quel autre organe. On ignore jusqu'où peut nous entraîner la découverte de l'inégale importance des diverses parties du cerveau et de leurs relations particulières avec certaines zones du corps et certaines activités intellectuelles. Toutes les tentatives que l'on a faites pour déduire de ces faits une localisation des processus mentaux, tous les efforts tendant à représenter les idées comme emmagasinées dans les cellules nerveuses et cheminant le long des fibres nerveuses ont totalement échoué ». Il laisse à d'autres le soin de découvrir le fonctionnement cérébral et la dynamique des connexions psychophysiologiques, domaine au-delà de sa compétence et surtout des outils de son époque.
Pour se dégager d'une vision organique étroite, FLOURNOY utilise des métaphores biologiques afin de décrire des manifestations de l'inconscient : « comparaison n'est pas raison et ce serait tomber d'une autre manière dans la naïve illusion de ceux qui croient élucider le jeu si compliqué et délicat des phénomènes mentaux en invoquant les neurones centraux et les mouvements de protraction, rétraction, coaption, reptations et tutti quanti, de leurs prolongements dendritiques ou cylindraxiles ». Il se dégage des contingences physiologiques pour étudier les sous-personnalités de son sujet d'observation Hélène Smith, qu'il se représente par des « systèmes d'associations dynamiques spéciales » dans le cerveau.
« L'existence de ces corrélatifs anatomopathologiques de notre vie mentale va tellement de soi, mais leur représentation forcément vague et incertaine est tellement inutile pour l'intelligence des faits psychiques, qu'il devrait être une bonne fois convenue que cette mécanique cérébrale est toujours sous-entendue, mais qu'on n'en doit jamais parler tant qu'on n'a rien de plus précis à en dire ». (Des Indes, pages 255-256). Dans l'Introduction au narcissisme en 1914, FREUD a le même point de vue :
« On doit se rappeler que toutes nos conceptions provisoires, en psychologie, devront un jour être placé sur la base des supports organiques ».
Mais des divergences de fond apparaissent entre FLOURNOY et FREUD au sujet du parallélisme psycho-physique. À l'origine le parallélisme est une théorie élaborée par FECHNER. Mais FLOURNOY la reprend au sens strict de deux phénomènes parallèles, à l'image de deux droites qui ne se rejoignent jamais ou qu'à l'infini, alors que FECHNER visualisait ce principe en dessinant les côtés convexes et concaves d'une même courbe.
Dans une communication de 1904 sur « Le para-psychisme comme explication des rapports de l'âme et du corps », FLOURNOY dit que « l'axiome d'hétérogénéité exclut toute admission d'une influence réciproque et d'une intervention mutuelle entre ces deux séries disparates de phénomènes ». Ainsi la notion de représentation psychique refoulée et passant dans le soma, ou inversement, l'aptitude à transposer de grandes sommes d'excitation psychique dans l'innervation corporelle, l'origine biologique des pulsions et du plaisir d'organes, toute la théorie freudienne, se trouvent en contradiction avec le parallélisme stricto sensu de FLOURNOY.
La pulsion au sens freudien apparaît comme une médiation entre le soma et la psyché, et une rencontre possible entre les deux. FREUD pensait que la réponse au dualisme corps/âme de Platon à Descartes, était l'inconscient comme lieu intermédiaire.
Le principe de parallélisme peut aisément se comprendre, il permet une souplesse méthodologique pour la recherche. Il autorise à penser plus loin, à être visionnaire même lorsque les outils de l'époque ne sont pas encore construits pour confirmer les avancées de l'esprit du chercheur. Mais ce fameux axiome d'hétérogénéité vient se placer en fermeture, en clôture définitive d’un modèle ouvert et pragmatique. Il nie toute rencontre possible entre physique et psychique. Nous savons qu'un sujet de recherche voire une théorie philosophique, sont un aveu autobiographique, avec sa fonction de défense, de rationalisation pour son auteur. Théodore FLOURNOY utilise l'axiome d'hétérogénéité pour se défendre d'une rencontre.
Or la rencontre fondatrice de Théodore, est avec Hélène Smith. À lui le psychique, à elle le physique. Il se défend du transfert amoureux, en niant toute relation entre physique et psychique. Il évite la rencontre avec l'autre, l'altérité, la belle Hélène Smith dans ce cas précis. Pour comprendre cet axiome d'hétérogénéité, il faut superposer à cette théorisation, sa relation à Hélène Smith. Théodore vit en parallèle à la médium, il peut l'observer, il peut concevoir des manifestations de transfert, des manifestations érotiques qu'Hélène a vis-à-vis de lui mais sans que cela le touche au sens propre comme au sens figuré. Nous savons qu'il n'était pas en situation médicale et qu'il vivait avec Hélène dans une certaine intimité. À la tombée du jour, il la raccompagnait à travers la ville, il lui rendait souvent visite et il lui écrivait... Il fallait donc qu'il trouve une justification, une explication qui le protège. Afin de lui permettre de vivre un roman d'amour, un élan passionnel sans que le fantasme psychique ne rejoigne l'acte physique. Une parfaite isolation entre les deux ordres de faits était nécessaire.
FREUD a osé la rencontre et le transfert. Il est allé sur les traces d’ULYSSE, attaché au mat pour ne pas succomber au chant des sirènes. Il peut parfaitement ressentir ou imaginer l'amour de sa patiente aussi bien d’elle pour lui que de lui pour elle mais tout cela sera interprété par le transfert et reste sur le plan symbolique. Si la patiente lui saute au cou, FREUD n'a pas besoin du parallélisme pour se défendre d'une rencontre entre psychique et physique, il utilise une autre défense : « Non, ce n'est pas moi qu'elle aime ce que je suis, mais c'est son père, un désir pour son père qu'elle déplace sur moi ».
Ainsi la théorie de FLOURNOY traduit sa position par rapport à Hélène Smith et il nie simplement ce qui pourrait le toucher. FREUD ne nie pas que cela le touche mais trouve une explication pour continuer à travailler dans la sphère de l'amour sans céder à l’attrait psycho-physique. Dans la chronologie, FLOURNOY adhère au parallélisme en 1890, bien avant sa rencontre avec Hélène Smith en 1894. Cela ne change rien à l'interprétation. FREUD découvre le transfert et abandonne le parallélisme, pendant que Théodore rencontre Hélène mais conserve sa théorie.
En 1890 paraît le premier livre de FLOURNOY : « Métaphysique et psychologie ». Il déclare que la psychologie n'a aucun avantage à attendre des secours que les métaphysiciens lui offrent. Il consomme la rupture avec la philosophie comme outil de travail et il se tourne en 1891 vers la psychologie expérimentale.
Avec ce premier ouvrage, il devient une célébrité locale et l'université de Genève crée une chaire extraordinaire de
« Psychologie physiologique soit expérimentale». Elle est dans l'enceinte de la faculté des sciences à sa demande. Cette promotion établie la psychologie comme une discipline séparée de la philosophie pour la première fois en Europe. Un laboratoire est installé pour alimenter les recherches et les espoirs de la nouvelle science. Mais il se retrouve au sous-sol de l'université dans un local sombre, exigu et dépourvu de la plus petite subvention. D'après la notice sur le laboratoire de psychologie de 1896, son enseignement est de deux heures par semaine et comprend les sujets suivants :
-de l'intelligence, des émotions et de la volonté
-psychologie normale : des principales recherches et théories contemporaines
-psychologie anormale et morbide.
Un programme très classique à l'époque.
Les critiques et commentateurs visitent le laboratoire et un jour, l'un d'eux déclare avec ironie que : « Point n'est besoin de tout cet attirail technique pour s'étudier soi-même ou pénétrer l'âme d'autrui, et ce n'est pas un laboratoire qu’il vous faudrait, mais plutôt un confessionnal, à défaut duquel la fréquentation des salons de conversation ou des cliniques de psychiatrie vous en apprendra toujours plus long sur l'esprit humain que votre arsenal d'instruments de précision ». Le professeur répond que le lieu créé la fonction et qu'en tant que simple lieu de ralliement, le laboratoire a déjà sa raison d'être.
C'est effectivement une institution ouverte aux étudiants de toutes les facultés. Le maître projette la réalisation d'un institut d'anthropologie, un centre de coordination pour toutes les recherches ayant l'être humain pour objet : « le laboratoire sera en communication directe avec tout ce qui tiendra lieu des hôpitaux et des asiles d'aliénés, des prisons et des écoles, du consistoire, et de la caserne ; il étendra ses ramifications sur les mille chantiers de la vie ou quelque chose peut se laisser surprendre des secrets de l'âme humaine ». Vaste programme.
En pratique, les expériences portent sur les temps de réaction, expériences à la mode dans le petit monde de l'expérimentation psychologique. Il définit une nouvelle typologie des hommes et d'abord le type sensoriel ou type FLOURNOY : lorsqu'un sujet concentre son attention sur le signal attendu, la réaction est plus rapide que lorsqu'il se tourne préférentiellement sur le mouvement a exécuter. Il définira plus tard les types « centrale » et « indifférent». Les trouvailles sont modestes et franchement sans postérité.
IV- En route vers l'inconscient
En 1893, il publie avec son cousin germain Eugène CLAPAREDE «Des phénomènes de synopsies », un ouvrage dans lequel ils étudient l'audition colorée. Quand un son est entendu, certains sujets associent immédiatement une couleur. On est dans un découpage atomistique des processus mentaux. Mais émerge la notion d'inconscient, encore très floue et du domaine des limbes : « Tel autre fait d’audition au contraire supposera pour sa production le concours de quelque mystérieuse influence, transmission héréditaire, suggestion des moi sous-jacents, que sais-je encore, en un mot intervention de l'inconscient ». Les synopsies sont des associations mentales mais certaines sont privilégiées : « telles ces visions de notre première enfance qui surnagent éparses, rari nantes in gurgite vasto (De rares naufragés nageant sur le vaste abime), sur l'océan d'oubli ou ont sombré les autres souvenirs de la même époque, sans que nous puissions dire avec certitude en vertu de quoi elles ont résisté de préférence à mille autres scènes qui les valent bien ». Il souligne « l'intérêt tout particulier et personnel que ces incidents, souvent insignifiants en eux-mêmes ont dû posséder alors ».
FLOURNOY nous livre un fragment autobiographique, fait assez rare dans son œuvre : « J'ai rarement la vue ou l'idée d'un éléphant sans que jaillisse en moi la représentation confuse d'une énorme bête grise enfermée dans une petite maison blanche où on lui jette des morceaux de pain. Cette image, qui m'a toujours poursuivi, remonte à un hiver passé au Midi dans ma quatrième année ; de toutes les choses curieuses qui ont dû me frapper lors de ce premier voyage, il n'est resté que deux souvenirs conscients, l'un d'une scène où je fus fortement ému, et celui que je viens de rapporter où je ne retrouve au contraire aucune émotion appréciable, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y en eût point». Les psychanalystes auraient apprécié que FLOURNOY nous livre le souvenir conscient chargé d'émotion et non un souvenir écran. Mais il conclut plus loin : « c'est dans la sphère inconsciente de la personnalité que germent ces bizarres associations ». On comprend mieux l'état de grande réceptivité intellectuelle et émotionnelle qu’il aura à la parution des Etudes sur l'hystérie de FREUD, dont il sera un des tout premiers lecteurs, puisqu'il parlait l'allemand. Leur ami commun le pasteur Oscar PFISTER commente plusieurs années après les synopsies comme des associations contractées dès la première enfance à la faveur d'impressions érotiques. A-t-il reçu des confidences de FLOURNOY ?
L'affaire DREYFUS :
Ce procès exceptionnel qui va durer de 1894 à 1906 va secouer la troisième République, mais aussi toute l'Europe. FREUD écrit à FLIESS « Zola nous tient en haleine. Quel brave homme ! Avec lui il serait possible de s'entendre. Le comportement abject des Français m'a rappelé les réflexions que tu fis... Et qui me furent d'abord désagréables à propos de la décadence de la France ».
William JAMES et TF
FLOURNOY suit l'affaire de très près et il y fait souvent référence dans sa correspondance avec William JAMES :
« Dans notre opinion, DREYFUS est innocent, sans aucun doute et nous apercevons dans les couleurs les plus sombres du futur, une coalition militaire et cléricale se préparer en France et devenir de plus en plus dominante » dit-il dans une lettre du 27 mars 1898.
Derrière le procès, il y a un apparent clivage politique, pas un clivage droite/gauche, prolétaires/bourgeois puisque Jules GUESDE le dirigeant communiste marxiste considérait DREYFUS d’abord comme un bourgeois, un ennemi de classe. La vraie ligne de fracture est sur la question des juifs et de l'antisémitisme en France. Le monde scientifique français reste alors très prudent et l'élite intellectuelle sera longtemps réticente à la pénétration des idées freudiennes, qualifiées de trois tares : science juive, germanique et sexualiste.
La Suisse est une vieille démocratie, polyglotte et très tolérante sur le plan religieux. Eglises, temples et synagogues cohabitent en bonne harmonie, et l'attitude de FLOURNOY confirme l'ouverture d'esprit dont il témoigne, à l'abri d'un préjugé antisémite ou plus généralement d'une peur de l'autre. Il est aussi polyglotte et parle le français, l’allemand et l’anglais. Plus généralement dans l’histoire de la psychanalyse, les Suisses protestants JUNG, FLOURNOY ou PFISTER seront les premiers porte-paroles de la psychanalyse juive viennoise ; ils seront relayés par les anglo-saxons protestants du Nouveau Monde. Plusieurs pasteurs deviendront psychanalystes: PFISTER, KELLER, FRAZER, SCHNEIDER, à une époque où il n’y avait ni rabbins ni prêtres dans cette profession. Le monde catholique ne s’ouvrira à la psychanalyse qu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Après la shoah, l’antisémitisme est honni, LACAN et DOLTO sont les nouveaux porte-paroles de FREUD auprès du monde catholique français puis du grand public et du continent latino-américain.
William JAMES, l’ami américain
Frère ainé du grand romancier américain Henry JAMES et fils d’un philosophe, William est peu connu en Europe. Sa formation est quasi superposable à celle de FLOURNOY et se compose en cinq mouvements : médecine, psychologie scientifique, parapsychologie, philosophie et théologie. Aux USA, il est le fer de lance de l’empirisme radical et du pragmatisme. Après des études de médecine en Allemagne, il revient comme instructeur d’anatomie à Harvard. Il deviendra professeur de philosophie. Fondateur du premier laboratoire de psychologie expérimentale aux USA, disciple de WUNDT, il reconnait rapidement que la métaphysique infiltre toute problématique de psychologie. Par métaphysique on entend l'étude des questions fondamentales telle la question concernant le rapport entre le corps et l’esprit, l'immortalité de l'âme, l'existence de Dieu, les raisons de l'existence du Mal ou le sens de la vie, mais aussi l'étude de l'"être en tant qu'être" pour reprendre la célèbre formule d'Aristote c'est-à-dire de l'étude de la substance, de l'être, l'ontologie.
V- Des Indes à la planète Mars
Nous arrivons à l’aventure scientifique qui fera passer FLOURNOY à la postérité. En compagnie de Catherine-Elise MULLER plus connue sous le pseudonyme d’Hélène Smith. Remontons le film un peu en arrière. Après un début enthousiaste, progressivement FLOURNOY se désintéresse de la psychologie expérimentale et en 1899 il commente ainsi la destruction par le feu de son laboratoire à son ami William JAMES : « Je ne m'en plains pas, je suis occupé par l'impression de l'histoire d'une médium qui parle le langage de la planète Mars »
Hélène Smith en transe et TF
Il s'intéresse de plus en plus aux phénomènes parapsychiques. Il ne pratique pas la médecine, il n'a pas de clientèle privée neuropsychiatrique, ses rencontres avec la psychopathologie s'effectuent dans les salons bourgeois de Genève. Ce sera un handicap majeur dans son renouvellement intellectuel, seulement alimenté par la lecture, les rencontres et correspondances à partir de 1900. Le champ clinique qu'il côtoie n'a alors rien à voir avec un asile psychiatrique où sera formé le jeune JUNG, un service de neurologie où CHARCOT a brillé, un cabinet médical où FREUD a pu bâtir toute sa théorie, au fil des patients reçus. Nous sommes là dans une soirée bourgeoise et Théodore rencontre Hélène Smith, médium et héroïne du livre « Des Indes à la planète Mars ». Elle présente une glossolalie, elle parle en langue étrangère inconnue.
Hélène Smith n'a aucune demande d'ordre médical, de désir de guérison ou de souhait thérapeutique. Elle n’est pas malade. Elle n'est pas la prima donna Blanche WITMANN, « la reine des hystériques » de l'hôpital la Salpêtrière où officie CHARCOT. Elle n'est pas Anna O, Dora, Miss Lucy, tous les cas célèbres du Dr FREUD.
Toutefois Théodore fréquente régulièrement l'asile des aliénés des Vernets –Hôpital psychiatrique de Genève ouvert en 1838- à partir de 1894 pour s'initier à la psychiatrie lourde. La curiosité pour les phénomènes pathologiques l’anime mais le souci nosographique restera toujours très marginal. Dans son œuvre, il y a une grande rareté de diagnostic posé sur les cas qu'il étudie. En cela, il diffère de FREUD. Hélène Smith est atteinte de psychose hystérique et Miss Frank Miller, une jeune étudiante américaine de Théodore qui sera analysée par JUNG, présente des troubles schizophréniques ; Théodore n'en fait pas cas. Il est surtout excité par les symptômes en marge du normal, l'insolite, le somnambulisme, les extases, la télépathie, l'occultisme, l'hypnose, les mystérieuses profondeurs...
La rencontre:
La rencontre est fortuite en décembre 1894. Le froid arrive, Genève s’endort sous la neige et s’ennuie, les soirées d’hiver sont longues. Il est invité à assister à la séance d'une médium chez son collègue Auguste LEMAITRE, professeur au Collège. Catherine-Élise MULLER, alias Hélène Smith, une belle femme d'origine hongroise, fait étalage de ses capacités. Elle rapporte ce soir là certains événements passés dans la famille de Théodore longtemps auparavant. « Le médium aperçoit une longue traînée vaporeuse qui enveloppe M. FLOURNOY : une femme ! S’écrit la médium et un moment après : deux femmes ! Assez jolies, brunes. Toutes deux sont en toilette d'épouse... Cela vous concerne Monsieur FLOURNOY ! ». Voilà les premières paroles entre Hélène Smith et Théodore, l'inauguration d'une étrange relation de six ans. Derrière ces deux femmes en toilette, elle dévoile un moment de l'histoire de famille de Théodore, une double noce, le même jour, de la mère Caroline CLAPAREDE, et de la tante de Théodore puis le décès précoce de cette tante.
Bonne pioche. La révélation médiumnique de tels souvenirs l'intrigue. « Je sortis avec un renouveau d'espoir, l'espoir si souvent déçu, vestiges des curiosités enfantines et de l'attrait du merveilleux, qui rêve de se trouver une bonne fois face à face avec du supranormale, mais du vrai et de l'authentique : télépathie, clairvoyance, manifestations spirites, ou autre chose, n'importe quoi, pourvu que cela sorte décidément de l'ordinaire et fasse sauter tous les cadres de la science établie ». Théodore mène une enquête minutieuse sur l'origine d'Hélène Smith et il découvre que leurs parents respectifs ont été temporairement en relation. Cela explique la mémorisation puis l'oubli de tels événements chez Hélène Smith et justifie l'appellation de la « cryptomnésie ».
Élise MULLER est née le 9 décembre 1861. Elle est alors une jeune femme de la trentaine, élégante, célibataire et jolie, d'un commerce agréable. Elle travaille comme chef de rayon tissu d'un grand magasin genevois, la Maison Badan. En 1891, elle devient adepte du spiritisme d'autant que ses dons la propulsent au rang de médium « non professionnelle et non payée ». Le cercle de ses admirateurs recevait ses paroles comme des révélations d'un autre monde tandis que les sceptiques n'y voyaient que duperie. Lorsqu'elle rencontre FLOURNOY, sa médiumnité se transforme radicalement devant ce professeur de psychologie. Elle tombe dans des états somnambuliques profonds, sa personnalité se métamorphose et elle réactualise des scènes de ses vies antérieures dans un état de transe corporelle. Théodore étudie et analyse les trois cycles successifs du médium, en respectant le principe d'Hamlet « tout est possible » et en observant le principe de Laplace « le poids des preuves doit être proportionné à l'étrangeté des faits ».
Trois romans somnambuliques distincts se dégagent nommés : le cycle hindou, le cycle royal et le cycle martien auxquels succèdent en 1900 les cycles ultra-martiens, uraniens et lunaires (Nouvelles observations sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Archives de psychologie, tome 1).
Le premier cycle ou cycle hindou se passe au XIVe siècle. Hélène Smith est une princesse indienne, Simandini, elle parle et écrit en pseudo-sanskrit. Théodore appelle son collègue et ami Ferdinand de Saussure, professeur de sanskrit à Genève, pour confirmer qu'il ne s'agit pas d'un vrai sanskrit mais de sanskritoïde.
Dans le second cycle, cycle royal, elle revit des scènes de la vie de Marie-Antoinette. Elle crée un personnage masculin du nom de Léopold qui s'affirme être l'âme désincarnée de Cagliostro. Cagliostro était l'amant et médecin de Marie-Antoinette, favori intrigant et fondateur de l'ordre maçonnique du rite Misraïm. Léopold devient le protecteur et le mentor d'Hélène Smith dans sa vie réelle.
Avis au lecteur: Tout rapprochement entre le personnage imaginaire Léopold et le personnage réel Théodore (également médecin et confident) serait pure coïncidence... J’y reviendrais plus loin.
Enfin le cycle martien est le plus fantastique et le plus achevé. Hélène Smith prétend connaître en détail la planète rouge, les paysages et les habitants, la langue qu'elle parle et bien sûr écrit.
Ville martienne
Il faut reconnaitre qu’Hélène Smith est douée d’une grande imagination, hors du commun, et la période suivante de peinture mystique pérennisera un élan créateur incontestable. Toutes les hystériques n’ont pas cette inventivité, loin de là, Hélène était unique et fascinante.
Intérieur martien
Théodore cherche une explication à une pareille énigme et retrouve une partie des matériaux dans des ouvrages lus par Hélène Smith dans son enfance. Par exemple certains détails du cycle hindou figurent dans une « Histoire de l'Inde » qu'elle a lu et mémorisé puis oublié et réapparu plusieurs dizaines d'années plus tard.
Il publie en 1900 le récit de ces aventures, le résultat de six années d'observations. Le livre est imprimé en janvier 1900 à compte d'auteur. Des Indes à la planète Mars connaît un succès réel, il doit rapidement être réédité. En juin 1900 la traduction anglaise est déjà en vente et William JAMES lui écrit « je pense que votre livre réalise probablement le pas décisif à la conversion des recherches psychologiques en une science respectable ». La suite paraît un an plus tard dans le premier tome des Archives de psychologie : Nouvelles observations sur un cas de somnambulisme avec glossolalie.
Le titre sonne Jules Verne ou quelques romans d'aventures et de science-fiction. Mais le corps du texte reste une excellente approche clinique des phénomènes hystériques et de médiumnité. Théodore est d'abord convaincu qu'il n'y a pas de fraude consciente. Il ne s’agit pas de simulation. Il affirme que « les romans de l'imagination subliminale » sont issus de souvenirs enfouis, expression de ses désirs les plus profonds ; les phénomènes présentés par Hélène Smith se traduisent dans une symptomatologie déjà connue des psychologues du XIXe siècle : l'état hypnotique, les personnalités multiples, la suggestibilité et la cryptomnésie ou retour de souvenirs oubliés. Les signes de conversion hystérique sont centrés sur la sphère génitale avec dysménorrhées, ménorragies… Dès l'introduction Théodore cite FREUD, les Etudes sur l'hystérie qu'il a lue en allemand.
Chaque cycle est entendu comme une «réversion » de la personnalité vers un âge antérieur : le cycle de Marie-Antoinette la ramène à l'âge de 16 ans, le cycle hindou à l'âge de 12 ans et le cycle martien à la petite enfance.
Le but du livre peut apparaître désuet à nos yeux : il essaie de démontrer l'origine psychologique et inconsciente des phénomènes médiumniques. À l'époque, la polémique est rude entre scientifiques et tenants du paranormal ou de l'occultisme.
Dans le cycle oriental, Hélène Smith expose sous des dehors pudiques un authentique transfert amoureux. FLOURNOY le reconnais. La composante psychosexuelle ne lui échappe pas mais il reste embarrassé et c'est précisément lorsque la scène devient trop amoureuse que FLOURNOY parle de lui-même à la troisième personne «MF » et appelle un tiers à la rescousse : le linguiste. La pulsion sexuelle est déplacée vers la langue, « elle prend un plaisir tout spécial aux ébats linguistiques ». Théodore invite Ferdinand de Saussure, professeur de sanskrit pour lequel sera créée une chaire de linguistique en 1906. Une fille de Théodore épousera Raymond le fils de Ferdinand. Affaire de famille.
Ecriture en martien
Théodore étudie le martien. Grammaire, syntaxe, phonétique, vocabulaire, écriture et style. Il démontre « que le martien n'est que du français déguisé » et que « l'inventeur de toute cette linguistique subliminale n'a jamais su d'autres idiomes que le français ». Son ami Ferdinand de Saussure a déjà retoqué le pseudo sanskrit. En 1901 Victor HENRY, linguiste français confirme les travaux de Théodore sur l'inconscience des procédés linguistiques. Il découvre que le martien offre de grandes ressemblances avec le hongrois ! Or le père d'Hélène Smith était d'origine hongroise par sa mère et Hélène a entendu la langue magyare. La boucle est bouclée.
Alphabet d’Uranus
Le cycle royal
Variations du cycle royal
Sexualité:
Pour CLAPAREDE, il n'y a aucun doute, « FLOURNOY avait aperçu que, parmi cette tendance que le Moi cherche avant tout à refouler dans le subconscient, sont les tendances sexuelles. Il se rencontrait ainsi avec FREUD dont les premiers travaux mettaient en lumière l'influence de ce facteur dans la genèse des accidents hystériques. Mais FLOURNOY n'insistera guère là-dessus, dans un sentiment de délicatesse infinie à l'égard de celle qui avait accepté de se soumettre à son investigation. Il n'est pas difficile cependant, sous les termes voilés que la discrétion lui dictait, de saisir l'importance qu'il attribuait au phénomène de cet ordre et au rôle d'exutoire que le subconscient devait jouer à leur égard ». Il peut analyser de sa place la relation entre Hélène Smith et sa créature masculine imaginaire Léopold. Il reconnaît la dimension sexuelle de cette relation.
« Léopold jaillit de cette sphère profonde et mystérieuse où plongent les dernières racines de notre être individuel, par où nous tenons à l'espèce elle-même, d'où sourdent confusément nos instincts de conservation physique et morale, nos sentiments relatifs au sexe, tout ce qu'il y a de plus obscur, plus intime et de moins résonné dans l'individu ». Reconnaître la sexualité et la force qu'elle représente dans l'inconscient, l'éloigne des psychologues français comme JANET et le rapproche de FREUD. Mais pour étayer cette théorie psychosexuelle, l'auteur laisse quelques indices pour qui sait lire entre les lignes. En effet le manuscrit de Des Indes doit être entièrement lu et approuvé par Hélène Smith avant l'impression. Pour cela Théodore déploie des trésors d'ingéniosité et contourne l'obstacle en décrivant Léopold comme le médecin gynécologue Hélène Smith. Il lui interdit bien sûr toutes relations sexuelles et toutes réunions spirites lorsqu'elle a ses règles « à certaines époques toujours très régulières ». Une telle censure de la sexualité n'a pas pu passer pour normale, même dans une société genevoise protestante et puritaine. Hélène Smith ne réussit pas à transformer sa misère hystérique en malheur banal, elle a cumulé les deux.
En 1902, dans les Nouvelles observations, FLOURNOY a de nouveaux scrupules : peut-il décrire l'intimité d'une femme dorénavant connue et célébrée sur la place publique locale voire internationale. Cependant il écrit : « le soi-disant esprit guide de Mlle Smith est une formation hypnoïde de nature et d'origine essentiellement psychosexuelle ».
Transfert :
Pour ROUDINESCO, « FLOURNOY est un magnétiseur à l'ancienne qui ne parvient pas à prendre en compte la dimension du transfert ». Je ne serais pas aussi radical et tranchant. Quand on reprend le texte à la lettre, FLOURNOY évoque très souvent le cas d’Élisabeth von R. exposé par FREUD dans les Etudes sur l'hystérie. Je pense que grâce à la couverture freudienne, il glisse en catimini ce qu'il a repéré : Hélène Smith éprouve pour lui une tendre inclination, elle rêve de l'épouser mais toute sa personne morale refuse de prendre conscience de ce sentiment, d'autant que FLOURNOY est marié et père de six enfants ! Mais les rêves dévoilent ses aspirations. Il les nomme pudiquement « les tendances émotionnelles incompatibles avec la vie présente ». Alors il résiste et revient en arrière si Hélène Smith l’aime et veut l'épouser, c'est à une pure coïncidence
« Due au simple hasard qu'elle a fait la connaissance personnelle (de moi) dans le temps où le rêve hindou venait à débuter ». Lorsqu'elle vient s'asseoir à ses pieds dans des attitudes de tendresse et d'abandon, ce n'est pas à lui qu'elle s'adresse mais à un assistant jouant le rôle d'une « identification purement accidentelle, d'une sorte d'association par simple contiguïté ». Voilà le hiatus qui sépare FLOURNOY de FREUD. Le transfert est reconnu et apprécié, en partie expliqué mais FLOURNOY devenu l'ami intime et l'ami sincère reste sans voix et franchement évitant, alors que FREUD en situation thérapeutique, interprète le matériel qu'il replace dans la situation transférentielle.
Dans les Nouvelles observations, il admet : « Mlle Smith fabriquait son martien pour me faire plaisir ». Évidemment, lorsqu'il veut « se dégager de toute responsabilité », nous observons les défenses qu'il emploie pour se protéger du transfert amoureux d'Hélène Smith : une dénégation délibérée. Tout cela lui interdit bien sûr une quelconque conceptualisation du contre-transfert. La relation sera meurtrie par une balourdise de Théodore sur son « instinct à batifoler » devant les médiums.
Autre question, pourquoi avoir choisi ce pseudonyme Hélène Smith ? le prénom Hélène est-il suggéré par Élise Müller ? Une des filles de Théodore, née en 1891, et donc âgée de 3 ans au début des séances, se prénomme Hélène. Élise Müller a rencontré l'enfant, d'autant que les autres filles de Théodore assistaient généralement aux séances, elles amenaient les biscuits et servaient le thé. Ainsi Hélène l’enfant et Hélène l'adulte se retrouvent côte à côte. On peut se demander si le caractère infantile et puéril des productions d'Hélène Smith ne trouve pas une comparaison, une identification au jeu de la petite Hélène FLOURNOY dans l'esprit de Théodore. D'où la théorie d'une « réversion » à des stades infantiles. Smith était une proposition de Théodore ? A partir de Schmid, patronyme d'origine allemande et le plus banal à Genève ? Anglicisation comme mise à distance, l'éloignement linguistique symbolique devenant un éloignement proxémique ? Ou starisation narcissique souhaitée par Elise MÜLLER ?
Voilà FLOURNOY ne dit rien de sa relation à Hélène. Mais il comprendra plus tard à l'occasion d'épisodes ultérieurs, toute la profondeur de l'attachement érotique d'Hélène pour lui. Un de ces épisodes a lieu en 1908. Bien qu'ils ne se rencontrent plus souvent, Hélène Smith et Théodore FLOURNOY entretiennent néanmoins toujours une correspondance régulière. Cet échange épistolaire sera conservé intégralement et dans l'ordre chronologique par Théodore. Son petit-fils Olivier FLOURNOY a archivé toute cette correspondance et en a publié dans son livre de 1986 « Théodore et Léopold ». La dernière lettre émane d'une psychiatre américaine, venue à Genève pour consulter… Léopold ! Une ruse. Elle écrit à Théodore FLOURNOY et lui raconte sa visite auprès d'Hélène. La psychiatre demande à Léopold de lui décrire l'état exact des relations entre Théodore et Hélène Smith. Léopold accuse alors Théodore d'avoir voulu pousser Hélène Smith aux pires fornications, d'avoir commis sur elle des sévices sexuels, etc. Hélène Smith parle avec vulgarité, elle est en transe, elle jouit dans un mouvement de masturbation sans équivoque.
Homosexualité :
Dans cette triangulation entre Hélène, Théodore et Léopold, le dernier côté du triangle reste complètement inconscient. À bien des égards, la relation entre Théodore à Léopold est d'ordre homosexuel, mue par une réelle fascination narcissique. Théodore se retrouve à répéter la situation œdipienne de l'enfant face à sa mère Hélène et face à son père rival et objet d'identification Léopold, le seul homme qui connaisse réellement l'intimité du fonctionnement de la femme Hélène Smith. (Entretien avec Olivier FLOURNOY)
Avec la parution du livre, la relation entre Théodore et Hélène Smith se détériore. Elle refuse la genèse psychologique. Mais Hélène aura un étonnant destin. Elle recevra un don d'argent d'une riche américaine adepte du spiritisme, elle cessera ses activités professionnelles et commencera une période de peinture en état somnambulique. Elle sera à tout jamais la virginale égérie de la médiumnité, et sa conversion à la peinture religieuse pourra lui apporter une aura de sainteté. Mais ceci est une autre histoire.
Peinture mystique d’Hélène Smith
CLAPAREDE écrira en 1923 « Aujourd'hui, il est vrai, la plupart de ces idées sur l'inconscient popularisées par l'école de FREUD, ne nous semble plus des nouveautés. Mais nous ne devons pas oublier que FLOURNOY fut aussi un lumineux précurseur. On ne lui a pas encore rendu la pleine justice qui lui est due. Il avait tout vu : les complexes émotifs sous-jacents et la fonction compensatrice des délires de grandeur et les souhaits qu'ils expriment, la maladie mentale comme manifestation défensive, l'importance des émotions sexuelles et le refoulement ainsi que le transfert... ». Sur le transfert, c’est moins sûr.
À propos des rêves, Théodore introduit avec prescience les découvertes du génial viennois, qui paraîtront un an plus tard : « De même dans la fantasmagorie du rêve, des arrière-pensées presque inaperçues pendant la veille, surgissent au premier plan et se transforme en contradicteur fictif, dont les reproches incisifs nous étonnent parfois au réveil par leur troublante vérité (des Indes, page 127) … il est vraiment fâcheux que ce phénomène du rêve, à force d'être commun et banal, soit si peu observé aussi mal compris, car il est le prototype des messages spirites et renferme la clef de toute explication des phénomènes médiumniques. Les rêves ne sont pas comme un vain peuple pense, une chose méprisable ou de nulle valeur en soi. Le rêve est bien souvent synonyme d'idéal. En jaillissant de notre fonds caché, en mettant en lumière la nature intrinsèque de nos émotions subconscientes, en dévoilant nos arrière-pensées et la pente instinctive de nos associations d'idées, le rêve est souvent un instructif coup de sonde dans les couches inconnues qui supportent notre personnalité ordinaire. Cela donne lieu quelquefois à de bien triste découverte, mais quelquefois aussi c'est la plus excellente partie de nous-mêmes qui se révèlent ainsi ». Théodore pose clairement la problématique, sans y répondre et FREUD fournira la première clef nécessaire à dégager le rêve de l'obscurantisme.
En conclusion un ensemble théorique bâti de bric et de broc à partir de la médiumnité d'Hélène Smith, permet à Théodore de dégager un concept d'inconscient, que je vais expliciter.
VI- Les fonctions de l'inconscient d'après FLOURNOY
Cinq grandes fonctions de l'inconscient peuvent être repérées :
1-Inconscient lieu des souvenirs enfouis et de la cryptomnésie
2-Inconscient créateur
3-Inconscient protecteur
4-Inconscient compensateur d'où dérive l'inconscient mythopoïétique
5-Inconscient ludique
1-Inconscient cryptomnésique
Il est déjà connu par les travaux de CHARCOT, KORSAKOFF et BERNHEIM. Les expériences d'automatisme post-hypnotique, les hypermnésies per-hypnotiques (pendant l'hypnose), sont déjà bien décrites. Théodore montre que les termes sanskritoïdes d'Hélène Smith ont été lus, oubliés et remémorés après plusieurs années lors des séances de la médium. Nous sommes à la surface de l'iceberg « refoulement » que FREUD définira.
2- Inconscient créateur
Plus flou dans sa délimitation, il est illustré par le cas d'une femme d'un niveau d'instruction fruste, qui dictait de temps à autre des fragments philosophiques disproportionnés par rapport à sa réflexion et à son savoir.
3-Inconscient protecteur
La fonction protectrice de l'inconscient fait œuvre d'avertissement, de réconfort ou permet de sortir d'une situation fausse. La publication de Théodore sur « L'automatisme téléologique anti-suicide » préfigure ce que FREUD généralisera dans sa psychopathologie de la vie quotidienne.
4-Inconscient compensateur
Théodore a reconnu l'importance du sentiment d'infériorité sociale, culturelle et accessoirement physiologique. Hélène Smith est de condition modeste, elle a une existence morne et insatisfaisante face aux ambitions qu'elle nourrit. En conséquence, dans les « régions moyennes » du moi subliminal, se créent des romans intérieurs fantastiques et étranges, créateurs de mythes, mythopoïétique. Ses romans fantaisistes, rêveries éveillées ou somnambuliques, représentent une satisfaction compensatrice de ses désirs frustrés. ADLER insistera plus particulièrement sur la surcompensation du sentiment d'infériorité et la protestation virile.
5- Inconscient ludique
Il est lié au précédent par la notion de plaisir et de jouissance dans le jeu infantile. Théodore repère la valeur jouissive de la glossolalie dans laquelle le style caractérisé par le fréquent emploi de l'allitération, de l'assonance et de la rime, trahit une grande intensité d'émotion sentimentale et poétique. Les créations linguistiques représentent une réapparition et de nouvelles poussées de l'instinct primordial de jeu. L'activité se poursuit pour faire plaisir à qui que ce soit, et en premier à elle-même (Hélène Smith). Elle éprouve certainement à fabriquer des langues inédites, une jouissance analogue à celle des écoliers qui eux aussi, inventent des alphabets et de divers procédés de cryptographie.
Le cas de Mlle Smith paraît constituer un bel argument en faveur de ce qu'on pourrait appeler la « théorie jocale à moins qu'on ne préfère ludique ». En effet Théodore est l'inventeur du néologisme « ludique » largement utilisé depuis en psychiatrie d'après « Le vocabulaire de psychologie » de Piéron.
VII- Les années 1900-1909
Des Indes à la planète Mars reçoit un accueil retentissant de part le monde, intéressant le lecteur lambda par les aventures extravagantes et télépathiques d'une médium, et les scientifiques par les nouvelles théories du savant genevois.
Le Figaro du 7 mars 1900 titre « Le monde des psychologues a été bouleversé par l'apparition d'un livre de M. FLOURNOY. C'est l'histoire d'un cas probablement unique dans la science ».
Le désaccord latent qui existait entre Hélène Smith et Théodore ne pouvait manquer d'aboutir à une rupture après la publication de Des Indes et après la parution des Nouvelles observations en 1901. En apparence, « de mesquines questions pécuniaires, au sujet des droits d'auteur de l'ouvrage, auxquels Hélène Smith prétend, lui font suspecter à tort le désintéressement de son maître ». Mais dans le fond, Hélène est douloureusement affectée de voir disséquer ses phénomènes de médiumnité par le scalpel froid du scientifique, ramenés au niveau humain de son Moi subliminal. C'est la fracture entre l'occultisme et la science, et plus profondément entre le romantisme et le positivisme.
ROUDINESCO parle d’une « relation fusionnelle » entre la médium et son interprète. La relation se termine tragiquement. Hélène Smith ne pardonne pas à FLOURNOY d'avoir conclu le livre par cette phrase « le spiritisme est un sujet qui a le don de me mettre en gaieté et qui me porte d'instinct à batifoler » (Des Indes, page 388). D’abord, elle ne supporte pas la légèreté d'une telle expression, et l'implicite sexuel sous-jacent. Mais dans ses réponses aux journalistes, elle relance par des sous-entendus une relation équivoque et ambigüe entre elle et le professeur. La balle est dans le camp de FLOURNOY, il doit se défendre et répondre aux journalistes sur sa bonne foi et son honneur de bon père de famille... L’hystérique et son maître…
Pour compléter son regard sur la médiumnité, FLOURNOY lance un questionnaire dans les milieux spirites genevois. Les résultats sont reproduits dans un livre
« Esprits et médiums » en 1911. Il trace le portrait du médium ordinaire :
« Un individu ordinairement de sexe féminin, qui n'a jamais eu de phénomènes parapsychiques notables. Le chagrin de deuils plus ou moins récents et une rencontre fortuite qui le met en rapport avec le spiritisme, dont il ne s'est jamais occupé jusque-là, lui font essayer de la table ou de l'écriture. Rapidement il devient médium typtologue ou écrivain semi-mécanique et il obtient des communications d'un contenu quelconque, qui ne dépassent en rien ses capacités, mais qui le frappent et l'enchantent, au début par la soi-disant provenance des défunts regrettés. Peu à peu, la monotonie des messages, leur médiocrité, lassent le premier enthousiasme, et au bout de quelques mois, rarement de quelques années, le médium cesse de pratiquer. Il ne lui reste ordinairement rien, ni en bien ni en mal, de cette phase passagère de médiumnité acquise ; sauf une certaine habitude latente qui lui rendra plus facile de nouveaux essais occasionnels, et au fond de lui-même une réelle inclination pour les doctrines spirites ».
FLOURNOY affiche son scepticisme mais il ne tombe pas dans un positivisme étroit : il déclare ne pas pouvoir éclairer tous les phénomènes, et laisse en suspens la question des pouvoirs parapsychiques. S'il reconnaît l'origine psychopathologique de la médiumnité, il perd sa crédibilité scientifique en avançant la réalité de la télépathie et de la télékinésie. Ainsi il repère le lien qui unit deux personnes télépathes : « En fait de télépathie spontanée, quelques indices donneraient à penser que Mlle Smith subit parfois mon influence involontaire. Le plus curieux est un rêve qu'elle eût de nuit à une époque où je tombais subitement malade pendant une villégiature à 20 lieues de Genève. Elle entendit sonner à sa porte, puis elle me vit entrer tellement amaigris et paraissant si éprouvé qu'elle ne put s'empêcher le lendemain matin de faire part à sa mère de ses inquiétudes à mon sujet. Or au même moment et sans qu'Hélène le sache, ma maladie remontait à l'époque approximative du rêve ».
Convaincu de l'existence de la télépathie et de la télékinésie, il n'essaie pas de convaincre ou d'être prosélyte : « pour éviter toute perte de temps et tout désappointement au lecteur, je l'avertis que s'il lui faut absolument des conclusions fermes et arrêtées au sujet du supra normale, je n'en aurais pas à lui offrir, et il se retrouvera Grosjean comme devant sur la télépathie, le spiritisme. Je n'hésiterai pas à mettre dans la catégorie des âmes crédules, le lecteur qui accepterait de croire aux mouvements d'objets sans contact uniquement sur ce que je viens de lui dire. Mais on peut presque dire que si la télépathie n'existait pas, il faudrait l'inventer ». FREUD a raconté un cas similaire dans un article « Rêve et télépathie » qui se déroule également dans une situation transférentielle.
FLOURNOY fonde avec son cousin CLAPAREDE en 1901 les Archives de psychologie. C'est la première revue francophone consacrée exclusivement à la psychologie. Les archives acquièrent la collaboration de confrères étrangers. JUNG commence à y publier en 1907 et surtout à partir de 1912, après sa rupture avec FREUD. Les auteurs souhaitent disséminer l'information et créer un vaste mouvement de recherches originales en Suisse et à l'étranger. « La science n'admet pas de séparation nationale ou géographique ». Toutefois les publications sont rédigées en français. Leur réputation dépasse rapidement les frontières, et FREUD enverra plusieurs de ses articles sans jamais être publié ! William JAMES lui écrit : « les Archives sont arrivés depuis deux jours. Elles paraissent imposantes et intéressantes, et je vais les lire avec tout le recueillement nécessaire. Comptez-moi comme fidèle souscripteur. Mais la charge pécuniaire de la publication ne sera pas mince pour vous ». Effectivement FLOURNOY et CLAPAREDE vont supporter le financement de la revue pendant longtemps. Sans cette revue il ne serait probablement rien resté des travaux de FLOURNOY tant son perfectionnisme le poursuit. « La publication des archives n'a pas été sans arracher à FLOURNOY, chaque fois qu'il fallait en mettre un sur pied, et surtout lorsque ce numéro devait contenir un article de sa plume, quelques gémissements. Il avait en effet une peine extrême à rédiger, comme si cette difficulté graphique était la rançon de son extraordinaire facilité de parole. Esprit d'exactitude et de clarté, jamais satisfait de lui-même, il lui arrivait d'écrire une même page jusqu'à dix fois avant que le texte lui parut digne d'être remis au typographe ». Écrire est un calvaire, exactement comme les voyages.
« Ce n'est pas d'aller de Genève à Ceylan (Sri Lanka) qui m'effraie, c'est d'aller de Florissant à la gare de Cornavin (gare de Genève) ». FLOURNOY habite une grande maison, impasse Crespin dans l’ancien village de Florissant devenu un quartier résidentiel de Genève. La maison existe toujours.
Ses rares sorties sont à l'occasion des congrès de psychologie comme celui de 1889 où il rencontre son futur ami William JAMES, le frère du grand écrivain Henry JAMES, Paris en 1900 où FLOURNOY communique « ses observations psychologiques sur le spiritisme », Rome en 1905 et enfin à Genève en 1909 congrès de psychologie qu'il préside.
VIII- 1909-1915
Le congrès de Genève est le couronnement de sa carrière universitaire. L'homme est reconnu par delà les frontières et il jouit d'une certaine renommée. JANET participe au congrès et fait une communication sur les obsessions. FREUD n'a pas pu venir car il prépare son voyage aux États-Unis mais dans une lettre à JUNG, il rapporte les propos de Ernest JONES présent au congrès : « il écrit de Genève qu'il a rencontré au congrès différents partisans encore inconnus de nous ».
Mais deux semaines après la clôture du congrès, FLOURNOY vit un drame personnel. Sa femme Marie décède brutalement. Très ébranlé par ce deuil, il se réfugie dans un surcroît de travail. Son ami William James décède l'année suivante d'une insuffisance cardiaque. Plus replié que jamais dans sa bibliothèque et dans le travail, il écrit deux livres qui paraissent en 1911 : « La philosophie de William James » et « Esprits et médiums ». Il dédie les deux livres à William James. Le second est une collection de plusieurs articles et enquêtes menés dans le milieu spirite genevois.
Il revient sur la métapsychique, qui définit les phénomènes supranormaux. Il rêve d'un travail en commun entre psychologues expérimentaux, psychanalystes et chercheurs sur le paranormal. « Les investigateurs positifs, physiciens, physiologiste, psychologues, ont eu grand tort de négliger si longtemps les phénomènes métapsychiques, sous prétexte qu'il n'y a là qu'illusion ou charlatanisme, et d'en abandonner l'étude aux spirites, théosophes, mages et occultistes de tous genres. Heureusement qu'aujourd'hui, c'est presque enfoncer des portes ouvertes que d'insister sur la nécessité de s'occuper sérieusement de ce sujet. Les savants officiels ont fini par s'apercevoir qu'il y a là tout un domaine digne d'exploration, d'où pourraient jaillir des lumières inattendues sur la constitution intime de notre être et le jeu de ses facultés. Le jour où, d'une part la psychologie subliminale et supranormale de MYERS, d'autre part la psychologie subconsciente et anormale de FREUD et de son école, au lieu de continuer à beaucoup trop s'ignorer, auront réussi à se rapprocher pour se corriger et se compléter l'une par l'autre, un grand pas sera fait dans la connaissance de notre nature ».
Cette double approche tolérante et synthétique peut être qualifiée de syncrétique.
Mais il se désintéresse de plus en plus des médiums, « le goût m’en a complètement passé avec le temps », il les rejette dans la pathologie mentale où s'activent fantasmes et conflits inconscients. « Quand le sujet se place dans l'attente et le désir de communiquer avec les trépassés, cela favorise chez lui la dissociation mentale, et une sorte de régression infantile, de rechute à une place inférieure d'évolution psychique, où son imagination puérile se met tout naturellement à jouer au désincarné, dont l'idée le hante, en utilisant pour ses rôles les ressources de la subconscience : complexes émotifs, souvenirs latents, tendances instinctives comprimées ».
Puis il médite sur la science, son aspect ludique, et illustre son questionnement par l'abjuration de Galilée, la distinction entre la vérité scientifique et le devoir moral. KANT ne l'a pas quitté. FLOURNOY place avant tout le sentiment de devoir chez l'honnête homme et la conscience morale comme guide. Nulle trace d'épicurisme chez lui, mais son adhésion à un humanisme fondé sur l'idéal moral et la tolérance.
En 1911 il reprend ses activités d'enseignant et en 1912 il commence un cours d'histoire des sciences occultes à la faculté des sciences. Provocation. Au programme, il inscrit l'occultisme, la psychologie religieuse, les mythologies égyptiennes chaldéennes et juives et pour la première fois la psychanalyse. Rapidement la psychanalyse devient le corps de son enseignement. En enseignant la psychanalyse à l'université il prend place à côté des pionniers. À son ami Oscar PFISTER qui lui conseille de poursuivre ses recherches psychanalytiques, FLOURNOY répond laconiquement « je suis trop vieux pour cela ».
IX-Les dernières années, de la psychologie religieuse à la psychanalyse
Son dernier ouvrage paraît en 1915 et il conclut toute sa trajectoire de psychologie religieuse : «Une mystique moderne ».
Il explore les rapports entre sentiment religieux et inconscient autour de la profession de foi et des multiples extases et rêves d'une jeune femme mystique. Il fonde la psychologie religieuse et la sépare de la religion. Il les compare aux gastro-entérologues que la connaissance des lois de la digestion, ne dispense pas de digérer pour leur propre compte. Il énonce deux principes : l'exclusion de la transcendance et l'interprétation biologique.
L'exclusion de la transcendance signifie qu'il ne s'agit pas de discuter de la réalité au-delà de la nature d'un monde suprasensible en tout cas d'un point de vue scientifique.
L'interprétation biologique propose à la psychologie d'envisager les phénomènes religieux comme la manifestation d'un processus vital biologique et organique. Comme toute conduite humaine est liée à l'activité cérébrale, le sentiment religieux doit avoir un substratum physiologique. Nous retrouvons là le parallélisme psycho-physique. Il se pose la question « si l'on pourrait apercevoir déjà chez les animaux, les premières lueurs du sentiment religieux et il incline à l'affirmative. Quand il regarde comme de nature religieuse ce sentiment d'amour et de dépendance que le chien éprouve pour son maître, ainsi que l'impression de mystère que semble manifester cet animal ainsi que le singe devant des faits complètement inédits ». Il semble confondre empathie animale, lien social et sentiment religieux mais le psychologue genevois va plus loin et tente de démontrer que la religion est une disposition génétique ou un processus intime de l’être organique. Ainsi est-il sur la piste biologique des dogmes, rituels et théologies comme rationalisations a posteriori.
L'influence de JUNG apparaît clairement et CLAPAREDE confirme que « la direction suivie par l'école de Zurich (lui) était plus sympathique que les conceptions viennoises, tout spécialement dans le domaine de la psychologie religieuse, car JUNG a le mérite de rendre plus facilement acceptable pour le sens commun ce qu'il y a de profondément vrai dans les découvertes de FREUD ».
Edouard CLAPAREDE
À ce point précis, il faut lire ce que sous-entend CLAPAREDE et la question de la libido. L'énergie sexuelle est au service d'Eros pour FREUD, mais JUNG influencé par Bergson l'élargit à l'ensemble des forces vitales. JUNG considère que la théorie freudienne s'est enfermée dans les limites de la sexualité, sous le regard d'un Dieu courroucé. FLOURNOY réintroduit des distinctions religieuses par ce commentaire explicite : « la doctrine freudienne exprime très exactement la conception juive de la religion, à savoir un système d'interdiction, les tables de la loi. Jahvé est un dieu sévère, d'une jalousie féroce et sans cesse occupé, comme un homme qui ont de collège, à fustiger, à châtier son pauvre peuple élu ».
Malgré ses réserves à l'égard de FREUD, l'ouvrage de FLOURNOY est salué par le monde psychanalytique. PFISTER est ravi « le dernier travail de FLOURNOY est sans aucun doute le plus significatif, d'autant que le travail est entrepris tout à fait dans l'esprit freudien ». En réalité l'esprit est surtout junguien mais le mémorial freudien est en construction et commence un long travail de digestion ; PFISTER recycle de manière posthume l'œuvre de FLOURNOY et le réintègre dans le sérail freudien.
FREUD fermera le ban et le remerciera de façon posthume en 1922, hissant FLOURNOY au rang de JONES, FERENCZI ou ABRAHAM.
Pour l’heure, FLOURNOY livre donc en 1915 son dernier livre « Une mystique moderne », dans lequel il retrace et analyse les expériences mystiques et extases religieuses d'une jeune femme Mlle Vé.
Mlle Cécile Vé, 50 ans et célibataire, dirige un institut de jeunes filles. Elle est intelligente et très sensible. Elle présente des automatismes sensori- moteurs, une dissociation mentale sans autre signe de conversion hystérique. À 17 ans, jusqu'alors tenue dans l'ignorance complète des questions sexuelles par un père rigoriste, elle est victime d'un attentat sexuel. Après l'étourdissement de la surprise et du désespoir, se déchaîne en elle un torrent de passions et de désirs inconnus jusque-là d'où résultent un conflit psychique profond, une sorte de scission de la personnalité n'allant cependant pas jusqu'au dédoublement complet du Moi. FLOURNOY note que « la bête même dans ses plus grands débordements d'imagination et d'autoérotisme, a toujours été retenue extérieurement par le frein du devoir et des convenances sociales. Au temps des sorcières, Mlle Vé n'aurait guère manqué d'être brûlée en racontant les sabbats auxquels l’eût conduite sa fantaisie érotique ».
Dans cette observation, pour la première fois FLOURNOY est mis en position de psychothérapeute. Il utilise l'apport psychanalytique dans l'interprétation des matériaux fournis. Si les ressemblances entre Hélène Smith et Cécile Vé sont manifestes, femmes célibataires médiums télépathes clairvoyantes avec altération de la conscience de nature hystérique, cependant Hélène Smith se plaît dans ses fantasmes quand Cécile Vé se plaint de ces symptômes. Cécile Vé consulte FLOURNOY en 1910. Ils entretiennent depuis longtemps une correspondance, mais elle vient à lui « comme une malade au médecin ». FLOURNOY accepte enfin le rôle de thérapeute mais il reste encore ambivalent et évitant : « je ne trouve rien qui nécessite un recours à la médecine ». De là aussi son titre tout en retenue « Essai de psychothérapie ». Dans la pratique, il emploie d'abord l'hypnose à la demande de Cécile Vé puis des conversations à bâtons rompus. En 1912, Cécile Vé lui envoie par courrier, le récit de ses extases et fantasmes. 500 pages que FLOURNOY utilise dans sa publication. Il ne s'agit donc pas d'une psychanalyse au sens strict. L’aspect pécuniaire n’est pas précisé.
Le problème du transfert affectif est posé dès le premier chapitre. Il est maintenant très attentif. Indiscutablement, l'échec de la relation avec Hélène Smith résonne encore dans son esprit. D'ailleurs Hélène Smith est dans une phase mystique de peinture religieuse à la même période. Nous savons que la question du transfert était déjà abordée dans son cours universitaire sur la psychanalyse que FLOURNOY fait en 1913 : « le dénouement de l’Ubertragung (transfert) : il arrive un point où le malade transporte sur son médecin l'attachement qu'il avait pour autrui. Les femmes hystériques amoureuses de leur médecin. Quelque chose d'analogue chez tous les patients (question de confiance pour le médecin qu'on aurait dû avoir en son père). Point très délicat : le patient se détache du passé familial pour s'attacher aux médecins. FREUD a mis cela en lumière. JUNG montre que si le médecin laisse cela à se faire, toute la cure échoue. Il faut résoudre le transfert. Faire porter son intérêt pour les tâches concrètes de la vie. Aussi les guérisons n'arrivent-t-elles pas toujours. Certaines questions sont plus faciles, d'autres n'aboutissent pas, le malade ne décolle pas du médecin ». Ces notes prises en cours sont reprises de façon presque identique dans le dernier livre de FLOURNOY. « Nous devons à FREUD et à ses disciples d'avoir mis en lumière le transfert, par lequel le névropathe, concentrant sur son médecin les sentiments qu'il portait aux objets de ses plus anciennes et plus puissantes affections, finit par faire de lui son directeur de conscience, le centre de toutes ses pensées. Les psychanalystes ont montré que pour arriver au but pratique de la psychanalyse qui est de guérir le malade, il faut commencer par défaire ce transfert affectif qui le paralyse en le liant exagérément aux médecins. Il faut libérer de ses attaches indues la libido, l'énergie psychique du patient et lui apprendre à la reporter sur les êtres, les choses, les tâches qui forment le contenu normal de la vie » (Mystique moderne, page 37-38).
Les temps changent, l'hystérie aussi. Cécile Vé ne parle plus en martien, elle a quitté les paradis hindous ou les planètes perdues. Elle est une lectrice assidue de FREUD et de JANET. Pulsions sexuelles, imago paternelle, homosexualité et complexe d'Oedipe n'ont plus de secret pour elle. La clinique est en mutation et le thérapeute se lance : « les quelques essais de psychanalyse que j'ai eu l'occasion de tenter avec Mlle Vé m'ont permis de dépister chez elle le complexe d'Oedipe. Le désir incestueux de Mlle Vé pour son père m'amène à expliciter cette loi qui semble si incroyable à première vue, qui est certainement vraie dans sa généralité, mais à la condition de l'interpréter en bien des cas d'une façon doublement ou triplement métaphorique qui en élargit ou en atténue souvent la teneur littérale » (Mystique moderne, page 197-200).
S’il est proche de JUNG et d'une banalisation du complexe d'Oedipe, FLOURNOY est pourtant séduit par la théorie viennoise de la sublimation, la dérivation des instincts incestueux d'une part et dépendance au profil de l'autre : « c'est du fumier que proviennent au bout du compte, nos plus belles fleurs et nos fruits les plus savoureux ».
Carl-Gustav JUNG
Cependant il reconnaît l'inachèvement de son travail et de sa méthode : « je dois malheureusement avouer que je ne suis qu'un amateur en ce domaine, et que mon peu d'habileté technique d'une part, certaines convenances sociales de l'autre, ne m'ont pas permis de creuser cette mine aussi profondément que j'aurais dû ».
Le livre du modeste amateur est cependant salué par les psychanalystes. C'est la première application de la psychanalyse à l'étude du sentiment religieux. Le pasteur Oscar PFISTER, ami commun à FREUD et FLOURNOY : « FLOURNOY se montre attentif aux liens œdipiens dont le caractère universel rend grâce aux grandes découvertes de FREUD, il remarque la fixation incestueuse au père comme obstacle au mariage, il dépeint le lien étroit entre extase religieuse et émois sexuels, la signification d'un trauma sexuel, le transfert, il cite en approuvant le travail de FREUD sur les actes compulsionnels et exercices religieux, sur le petit Hans, il défend la théorie de la sublimation sur laquelle il donne chaudement à réfléchir ».
La dernière conférence de FLOURNOY en septembre 1916 est consacrée à la psychanalyse. Il lui rend hommage et lui offre son chant du cygne. Il démissionne de l'université en 1917.
Ses activités physiques et intellectuelles se réduisent en raison d'une pathologie vasculaire cérébrale et il meurt le 5 novembre 1920 à 66 ans. Mais l'odyssée familiale se poursuit au travers d'une descendance de médecins psychanalystes. Son fils Henri FLOURNOY (1886-1955) et son gendre (époux de sa fille Ariane) Raymond de SAUSSURE fils du célèbre linguiste Ferdinand de SAUSSURE, sont durant la même année 1920 en analyse sur le divan de FREUD à Vienne. C'est encore à Genève en 1920 que la première traduction française d'ouvrages de FREUD aura lieu avec le concours d’Henri FLOURNOY, Raymond de SAUSSURE, Charles ODIER et LELAY. Ils traduisent les cinq conférences sur la psychanalyse. Le petit-fils de Théodore et fils d’Henri, Olivier FLOURNOY poursuivra la double tradition familiale, médecin et psychanalyste, toujours installé à Genève où je l'ai rencontré.
Ainsi s'achève une trajectoire étonnante du spiritisme mondain à la psychanalyse, de la psychologie expérimentale à la psychothérapie. FLOURNOY fait figure de précurseur dans cette conquête de l'inconscient, mais si l'homme était trop solitaire pour faire école, il s'est efforcé de transmettre et de progresser. Le laboratoire de psychologie sera repris en main par CLAPAREDE et renommé Institut Jean-Jacques Rousseau, qui le transmettra au génial Jean PIAGET en 1921.
Bibliographie :
FLOURNOY Théodore, Des Indes à la planète Mars, seuil, Paris, réédition 1983
FLOURNOY Théodore, Nouvelles observations sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Archives de psychologie, tome 1, Genève, 1901
FLOURNOY Théodore, Métaphysique et psychologie, Genève, 1919
FLOURNOY Théodore, Synopsie, éditeur Félix Alcan, Paris, 1893
ELLENBERGER Henry, A la découverte de l'inconscient, SIMEP, Villeurbanne, 1974
FREUD Sigmund, Contribution à la conception des aphasies, PUF, Paris, 1983
FREUD Sigmund, Naissance de la psychanalyse, Gallimard, Paris,
MALLEVAL Jean-Claude, Folie hystérique et psychoses dissociatives, Payot, Paris, 1981
JUNG Carl Gustave, métamorphose de l'âme et ses symboles, librairie de l'université, Genève, 1953
LECLAIR Robert, The letters of William JAMES and Theodore FLOURNOY, University of Wisconsin Press, Madison, 1966
LORIN Fabrice, Théodore Flournoy : Contribution à l’histoire de la psychiatrie dynamique, thèse médecine, Montpellier, 1984
HENRY Victor, le langage martien, étude analytique de la genèse d'une langue, Maisonneuve, Paris, 1901
ROUDINESCO Élisabeth, la bataille de cent ans : histoire de la psychanalyse en France, volume 1, Ramsay, Paris, 1982
CLAPAREDE Édouard, Théodore FLOURNOY sa vie et son œuvre, Archives de psychologie, tome 18, pp 1-12, Genève, 1921
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