Le passage des théories des pulsions aux théories de l ‘attachement procède d’un certain nombre de déplacements qui tiennent à l’équivocité et à l’inachèvement du concept de pulsion, ainsi qu’aux interrogations venues de la clinique, mais pas seulement.
Equivocité et Inachèvement
C’est historique, pulsion, instinct se superposent des l’origine de la théorie freudienne. Pas davantage, la pulsion ne s’affranchit nettement du besoin ; pulsion et besoin se confondent ; Or l’instinct est autre chose que la pulsion. L’instinct est l’œuvre d’une détermination quasi programmée de l ‘être vivant; sa nature est innée. l ‘instinct est un héritage.
A ce malentendu premier s’ajoute un second ; grammatical, selon que pulsion appelle le singulier ou le pluriel. Est- il fait référence à ce « concept limite entre le psychique et le somatique » dont Freud souligne la particularité de sa source ou à l’ensemble des théories des pulsions -Pour ajouter aux incertitudes, il déclare ; « La doctrine de la pulsion est pour ainsi dire notre mythologie. » C’est le concept de pulsion qui aujourd’hui vacille en raison de son opacité épistémologique originelle, mais aussi face aux interrogations actuelles soulevées par les pathologies dites contemporaines. La théorisation de l’archaïque conduit à considérer la situation oedipienne, la castration comme des organisateurs tardifs de l’activité psychique. Sont relégués en arrière plan l’irréductible et complexe position freudienne touchant aux pulsions dans leur articulation avec l ‘activité de l ‘ics sexué.
La problématique du lien et de l ‘attachement aurait-elle pris le pas sur la problématique du conflit ? La dimension narcissique du transfert et les obstacles qui l’accompagnent devancent l’intérêt pour l‘exploration de l ‘univers de la représentation et ses colorations sexuelles.
L’indécidable
Sortir de l ‘indécidable du choix, et conférer au concept de pulsion son originalité, suppose un rapide retour en arrière. Ce concept est initialement le fruit d’un héritage en trois temps;
-Issu de la neurophysiologie, il désigne l’expression motrice de l’excitation qui parcourt le neurone ; la pulsion est assimilée à l’excitation.
-Issu du travail de Freud sur les rêves, la pulsion est comprise alors comme une exigence de l ‘ics à la recherche de satisfaction à la faveur de la régression pendant le sommeil.
-Mais c’est à partir de l’observation des effets de la répétition et de leur caractère inéluctable que Freud développera l’hypothèse économique pour ne jamais y renoncer. « Toute pulsion est une fraction d’activité… elle est une force constante, qu’on ne peut fuir » affirme t-il !
L’hétérogénéité du concept de pulsion et son caractère aporétique se renforcent rendant caduque tout projet de synthèse. Rien d’étonnant à ce que le concept de pulsion soit devenu un nouveau schibboleth au sein de la communauté analytique. Il divise d’une part les tenants d’une conception intersubjective de l ‘analyse, fruit d’une expérience humaine singulière grâce à la création d’une relation interactive, d’autre part les tenants d’une conception opposée, rivés à l’idée que le désir via le transfert reste l’ approche royale de l’activité pulsionnelle.
Les obstacles
Toute tentative de saisie au nom de la cohérence de ce qui touche aux théories des pulsions et à l’activité l’ ics est délibérément une entreprise réductrice et trompeuse sauf si la modélisation est porteuse de son propre inachèvement. Tout essai de synthèse de l‘hétérogénéité du concept conduit invariablement à un retour de la psychologie du moi et de la conscience, ou à l’interprétation phénoménologique de la vie psychique qui s’écarte du champ de l’ics.
Parce que inachevées et incertaines les théories freudiennes selon le propre aveu de Freud méritent un prolongement à condition ;
-de conserver à la pulsion son caractère de concept fondamental.
-de ne perdre de vue l’importance de la réponse de la réalité extérieure, c'est-à-dire de l’objet.
Ces précautions prises, peut-on définir des invariants propres aux différentes catégories de pulsions ? Un plus petit dénominateur commun ! Qui y a-t-il de commun alors entre pulsion d’autoconservation, pulsions du moi, pulsions sexuelles, pulsions partielles, pulsion d’emprise, pulsion de vie, pulsion de mort, pulsion de destruction, d’agression, pulsion voyeuriste ou orale et la pulsion de mort ? A la vérité, difficile de considérer que la recherche d’un plaisir serait ce fonds commun aux pulsions sauf à étendre la conception même du plaisir, ce à quoi Freud sera contraint. Comment ne pas voir la différence qualitative entre l’excitation procurée par le regard captant un objet qui satisfait la curiosité sexuelle et la détermination prêtée à la pulsion de mort dans sa dimension destructrice qui vise ainsi à effacer toute excitation préjudiciable venue d’un objet interne. Un constat s’impose : Vouloir déceler une cohérence unifiante se heurte rapidement à un échec. En réalité le concept de pulsion est au croisement d’une triple approche : épistémologique, métapsychologique, clinique[1].
1° Epistemologique
Grande est la tentation de réduire l’activité de la pulsion à une pure manifestation biologique. Freud hésite. Bien des arguments semblent l’ y inciter. Il localise la source pulsionnelle à la limite entre somatique et psychique. Ne retenir que la polarité somatique dénaturerait profondément et réduirait la portée de son hypothèse. Si la pulsion était de nature biologique, son rapport au temps serait autre. Elle serait soumise alors à une rythmicité, celle qui caractérise les processus biologiques. Elle serait alors pulsation, définie par un début, une fréquence, une tension, une fin. L’acte de poussée serait inscrit dans la temporalité propre aux rythmes biologiques marqués par un commencement, une période de maturité et une fin.
Le rapport au temps qui caractérise la pulsion est spécifique ! C’est la konstantekraft, la poussée constante, pas la simple poussée, comme à tort cela est entendu de manière réductrice et fausse, mais la tension permanente qu’elle insuffle. « La pulsion, au contraire des impacts répétés et périodiques, n’agit jamais comme une force d’impact momentanée, mais toujours comme une force constante »[2]. La poussée constante n’est pas une irruption brutale d’une énergie qui s’épuiserait d’elle-même, comme une vague qui viendrait mourir sur la plage avant de se retirer pour à nouveau rouler sur la grève. Elle s’exerce sans relâche et ne lâche en rien son objectif ; obtenir satisfaction.
Mais c’est parce que la satisfaction recherchée et obtenue est toujours porteuse en son sein d’ un degré d‘insatisfaction qu’elle pousse sans fin. La satisfaction ainsi côtoie la catégorie de l’impossible, du manque. « Quelque chose dans la pulsion n’est pas favorable à sa pleine satisfaction »[3], nous dit Freud. C’est cette part d’insatisfaction, d’inachevé, qui échappe sans cesse, responsable nous dit- il, « de cette exigence de travail imposée à l’appareil psychique ». L’insatisfaction relance l’activité du moi et ce faisant le structure et confère à la pulsion sa poussée constante. L ‘investissement opère un aller- retour qui va de l’ objet au moi, du moi frustré dans son attente de satisfaction, vers un nouvel objet « vicariant ». La poussée constante définit ainsi une circularité, dessine une boucle (Lacan) entre le moi corporel (la source) et son objet de satisfaction supposée qui à la fois structure la pulsion et lui donne sa force. L’insatisfaction éprouvée par le moi impose à celui-ci un travail de renoncement et de deuil du plaisir attendu. C‘est cela l’exigence de travail auquel Freud nous invite à réfléchir ; une exigence sans fin qui se nourrit d’un deuil !
2° Métapsychologique
La pensée de Freud à propos des pulsions oscille entre rupture et continuité. Elle est le modèle même d’une pensée métapsychologique au travail, à la recherche d’une modélisation qu’il laisse inachevée et ouverte, vivante, même pour la pulsion de mort.
La voie royale d’ abord de la problématique des pulsions passe par une approche différente. Considérons non plus la pulsion comme concept mais la pulsionnalité et ses effets; nous passons là, du concept de pulsion à sa fonction dont le transfert est un indicateur. Ce qui est en jeu, n’est plus seulement l’excitation, mais le conflit, « produit du rapport entre la quantité de libido accumulée et celle que le moi peut maîtriser »[4] ! Les théories du fonctionnement pulsionnel sont elles-mêmes à l’épicentre du conflit entre rationalité et spéculation, entre rupture et continuité. Freud face à ce conflit intrinsèque ne se dérobe pas. Il le problématise en le complexifiant, ajoutant sa part de doute ; « Je doute, dit-il, qu’il soit possible un jour en se fondant sur l’élaboration du matériel psychologique de recueillir des indices décisifs pour séparer et classer les pulsions ». [5] Cette conflictualité interne, ne fragilise t –elle pas la cohérence de la théorie des pulsions elle-même ? Avec la théorie du narcissisme « dont j’ai difficilement accouché », confesse t –il à Abraham, il tente de colmater les brèches ; sans succès ! « Un moment fugitif chez Freud » dit Laplanche, afin de limiter les effets de l‘antagonisme pulsionnel. L’Introduction du Narcissisme est aussi une tentative d’accorder le dualisme pulsionnel avec le monisme énergétique jungien ambiant.
Mais revenons en au Transfert. Le transfert actualise la pulsion sexuelle dans sa quête de satisfaction dont l‘analyste devient alors l’objet. L’analysant voit en lui un objet imaginaire de satisfaction, avant de devenir un objet réel d’insatisfaction. Ce passage de l’imaginaire au réel de la frustration prêté à l’objet, est fondateur du travail analytique. En marquant de façon irréductible une dissymétrie entre objet imaginaire et objet réel, entre analysant et analyste, la pulsion cherche à se déployer, portée à l’infini par l’attente d’une satisfaction enfin apaiser la tension. Ainsi, c’est bien le manque qui organise, structure cette étrange relation. La frustration renouvelée à chaque séance soulève tôt ou tard conflit, haine, amour, passion. Le transfert révèle et masque le mystère de cette poussée constante qui pousse et pousse encore, jusqu ‘à devenir compulsion, compulsion de répétition. D’où cette idée de circularité, dont la cinétique ics échappe au sujet. Donner du sens à ce mouvement, rompre l’échappée infernale, témoignent de l’aptitude du moi dans le meilleur des cas à orienter la poussée pulsionnelle et à en assurer l’intégration.
L’impasse herméneutique
Face à l’illusoire synthèse de l’hétérogénéité des deux théories des pulsions, la tentation herméneutique[6] s’offre comme une alternative à la problématique pulsionnelle et ses apories. Le point de vue économique est de fait passé par-dessus bord ! Le conflit pulsionnel est délaissé au profit de l‘exégèse du texte dont l’interprétation vise au dévoilement du sens considéré par l’herméneute comme caché derrière la littéralité du texte en question selon la tradition aristotélicienne. Un sens en cachant un autre, toujours à découvrir. Au conflit pulsionnel se substitue le conflit des interprétations. Il n’y a pas qu’une seule interprétation de l ‘être, mais une pluralité de sens dont il s’agit de faire pendre conscience au sujet. L’indécidable parfois du choix au sein de plusieurs interprétations possibles crée un problème, un conflit potentiel. Mais il s’agit alors d’un conflit de sens et non sexuel. Une lecture polysémique des signes et de leurs interprétations construisent une histoire ; celle du sujet et de son interlocuteur, sans rapport immédiat avec la sexualité infantile. Pour Ricœur, l’ics se présenterait comme une médiation symbolique qui grâce à l’interprétation donnerait à la conscience l’accès à la compréhension du conflit entre les protagonistes. La tentation herméneutique et sa connotation intersubjective anticipent le courant psychanalytique intersubjectiviste.
Le courant intersubjectiviste
Il fait aujourd‘hui florès. Schafer , Viderman, Renik en sont les représentants. Leur credo : La psychanalyse est un acte narratif, analyste et analysant construisant toujours une histoire nouvelle, qui n’aurait d’autre réalité que celle d’être racontée et créée au cours de ces échanges. La psychanalyse serait avant tout une expérience subjective et interrelationnelle. A la question qu’il y a-t-il de spécifiquement analytique dans la psychanalyse, Schafer répondra : « le langage d’action ». La représentation est porteuse de sa propre intentionnalité; Cette conception de la psychanalyse trouve ses fondements dans l’extension tendancieuse du concept de contre- transfert défini par Freud comme le résultat de « l ‘influence du malade sur le sentiments ics du médecin ». Très tôt pourtant l’intersubjectivisme outrepasse la notion de contre-transfert. L’intersubjectivisme, implicitement et c’est sa faiblesse, suppose l’idée d’une symétrie, d’un fonctionnement en miroir, en double, ce qui élimine de facto l’essentiel : la notion même de dissymétrie fondatrice de la cure.
Pensée magique et théories de l’attachement
L’animisme[7] est l’imputation par les humains à des non humains d’une intériorité identique à la leur. Cette similitude supposée des intériorités donne naissance à l’idée d’une continuité matérielle, parfois d’une symétrie, qui réunit des individus, voire des individus d’espèces différentes et peut s’étendre à la nature, aux animaux. Le lien analogique qui de ce fait même se tisse, est au hors langage, hors de tout champ symbolique ! C’est le rapport de voisinage, de contiguïté, de similarité qui favorise le développement de ce rapport particulier à autrui, à l’environnement. On peut considérer que le principe analogique qui consiste à imputer à l’autre une intériorité identique à la sienne, est au cœur d’une ontologie du lien et de l ‘attachement, ce dont la psychanalyse fait peu de cas, aveuglée par le logos. La conséquence est la non séparation entre un sujet et son environnement. La magie participe au maintien de cet univers indifférencié, à la création et à la sauvegarde de ce lien. Elle est à l’œuvre au sein même des relations précoces mère enfant. L’adulte impute projectivement au nouveau né ses propres contenus psychiques, tressant ainsi les brins d’une continuité entre les deux êtres. La magie est au service de l’animisme nous dit Freud. Elle « doit servir aux fins les plus variées : soumettre les phénomènes de la nature à la volonté de l ‘homme, protéger l’individu contre les ennemis et les dangers et lui donner le pouvoir de nuire à ses ennemis ». Les procédures magiques construisent et protégent le lien entre un individu et un autre et entre lui et la nature. Elles écartent le danger de la séparation tant que la maturité n’est pas arrivée à son terme. Pour Freud, « La similitude et la contiguïté sont les deux principes essentiels des processus d’association des idées qui confèrent à la magie son caractère absurde ». Il faut noter qu ‘il [8] se garde bien de tirer les conséquences de ce constat. Il évite de mettre en perspective « la toute puissance des associationsdes idées, » (par contiguïté, par similitude, affinity[9]) à l’œuvre dit- il dans la magie et la règle fondatrice, dites des associations libres. Il confère un temps à cette dernière, une fonction de toute puissance thérapeutique, instigatrice du travail analytique !
Cherche t- il à éviter de faire le constat que la création du lien à l’objet primaire prend ses assises sur des bases animistes. Pour lui ce qui réunit deux êtres procède d’un processus complexe qui mobilise les forces libidinales et narcissiques. Redoute t-il que l’assimilation entre l’association libre, édifiée comme principe directeur de l’investigation psychanalytique ne soit confondue avec les processus associatifs à l’œuvre dans la magie ? Pourtant ! Ce sont les mêmes processus associatifs à l’œuvre dans la magie qu’il condamne avec une fermeté étonnante. « Toute l’absurdité des prescriptions magiques est dominée, pour ainsi dire par l’association d’idées »[10]. Or, associations des idées propres à l’animisme et au déroulement de la cure ont ceci de commun : L’action magique est porteuse d’une vertu projective lorsqu’ elle vise à transférer le mal sur d’autres objets ou personnes. Les nombreux exemples anthropologiques en attestent. La magie au service de l’animisme a de ce fait une valeur thérapeutique cathartique. Est-elle de ce point de vue si éloignée du processus à l’œuvre dans le transfert qui par la voie des associations, opère sur l’analyste ce déplacement projectif déterminant ? Non !
Qu’est ce qui les différencient ? C’est la transitionnalisation de l’expérience animiste première née d’une « expérience illusoire » commune à l’enfant et l’adulte, fondée sur la croyance que le déplaisir est au dehors et qu’il y restera. L’échec de cette croyance permet la transitionnalisation de l ‘expérience animiste et confère au lien par contiguïté, similitude, affinité, une dimension nouvelle, symbolique. Cette expérience illusoire commune se solde dans le meilleur des cas par un échec, par un manque. Elle ouvre une brèche au sein même de l’attachement entre une mère et son enfant.
Pour autant y aura-t-il un abandon, un renoncement aux solutions magiques d’antan, s’interroge pertinemment Bernard Brusset ? Rien n’est moins sùr ; la cure atteste de leur heureuse persistance, en particulier dans ces moments ou face au conflit, quand l’opposition entre réalité et imaginaire insiste avec ténacité, le recours à des procédés magiques est salutaire, permettant parfois de surseoir au naufrage identitaire en assurant la permanence magique du lien.
Résumé
L’articulation des théories des pulsions aux théories de l ‘attachement met à l’épreuve la métapsychologie, sauf à réexaminer les considérations freudiennes touchant à l’animisme qui font une place particulière à la magie et à son rôle dans l’ontologie du lien.
Mots-clés
Toute puissance des associations des pensées
Herméneutique
Magie
[1] Nous ne pourrons ici aborder cette dernière
[2] Freud .S in Métapsychologie ; Pulsion et destins des pulsions. Paris, Gallimard, 1972
[3] op. cit.
[4] op.cit.
[5] Pulsions et Destins p 22,
[6] Ricœur Paul. De L i’nterpretation ; Essai sur Freud. Le Seuil 1965.
[7] Descola Philippe. Par -delà Nature et Culture NRF, Gallimard 2005, p.183.
[8] Freud. S. Mais comme ressemblance et contiguïté sont les deux principes essentiels des processus d’association, c’est la domination de l’association des idées qui s’avère être effectivement l’explication de toute l’extravagance des prescriptions magiques, in Totem et tabou. P 292.
[9] Freud. S; in Totem and Taboo, SE volume 13, The Hogarth Press p 82