Dr Fabrice LORIN
Psychiatre des Hôpitaux
Centre d’ Évaluation et de Traitement de la Douleur
Hôpital Saint-Eloi
CHU de Montpellier
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Résumé : À travers une approche triple - littéraire, médicale et philosophique- nous essayons de dégager les conceptions de la douleur dans le monde grec antique.
Summary : Through triple approaches - literary, medical and philosophical- we try to release the conceptions of the pain in the ancient Greek world.
Mots clés : douleur, philosophie, Grèce antique.
Si la douleur est devenue une priorité de santé publique au 20ème siècle, qu’en était-il dans la Grèce antique, berceau de nos valeurs, de notre culture et de la médecine moderne. En réalité, les années 500 avant JC voient surgir, sur notre planète et en trois endroits fort éloignés, une incroyable révolution spirituelle. La naissance de la philosophie est multipolaire, polynucléaire et quasi simultanée ; l’Histoire nous a souvent montré la simultanéité des découvertes scientifiques et des grands progrès humains. Au 6ème siècle avant JC, la pensée humaine se dégage de la religion et de la toute puissance des dieux.
Lao-Tseu (570-490 avant JC) et Confucius (551-479 avant JC) en Chine enseignent une philosophie pragmatique centrée sur le lien entre les hommes. Bouddha (563-486 avant JC) en Inde énonce ses « quatre vérités » et propose aux hommes une gestion singulière de la douleur. Enfin les grecs se débarrassent de leur mythologie divine et s’interrogent sur la Nature, l’Univers et la place de l’Homme. Ainsi le législateur grec antique sépare le Droit et la religion, le médecin sépare la médecine de la magie, le politique instaure la gouvernance des hommes, non plus des dieux . Nous pouvons comparer cette naissance idéïque à un stade de maturation de l’humanité, si on pense que le progrès est une valeur.
Auparavant, dans le monde Hélène mythologique, jusqu’au 7ème siècle avant JC environ, la douleur était une punition des dieux, un effet de la magie. Elle était souvent représentée par la flèche et s’inscrit dans les récits de la mythologie. L’avènement du monde antique transforme et complexifie la douleur. Nous allons tenter de définir les contours de la douleur dans le monde grec antique, au travers des éclairages littéraire, médical et philosophiques.
I Les approches littéraires :
Dans la tradition homérique (750 avant JC) s’exalte la douleur du combat militaire au fil des pages de l’Iliade et l’odyssée.C’est toujours une douleur aiguë qui est décrite dans cette épopée, la douleur de la blessure de flèche, du pieu, de l’épée ou du javelot. La douleur par excès de nociception diront les algologues.
L’ Iliade représente la démesure des hommes, l'ubris, et l'Odyssée d'Ulysse est le retour vers la sagesse, la diké. L’ Iliade est également représentée par la flèche, comme la douleur. La pensée grecque s'articule autour des deux concepts superposables chaos/cosmos, ubris/diké, désordre/ordre, malheur/bonheur. La filiation entre mythologie et philosophie n'est pas une rupture franche. Tout est contenu dans la mythologie pour préparer et ouvrir la philosophie. Il suffit de ne plus croire en l'immortalité, la vie après la mort, cadeau offert par toutes les religions. Ulysse invente la philosophie, sans le savoir, lorsqu'il quitte Calypso et son ile, il renonce à l'immortalité pour accepter la mort et la finitude. Il restera un homme évidement simple mortel. Quand il quitte l'ile des lotophages et Circée, même scénario. L'oubli et l'amnésie sont les garants de l'immortalité. Ulysse préfère se souvenir et mourir. Le passage de la mythologie à la philosophie a été simple pour les grecs. Ils sont passés de la croyance à la métaphore. Un exemple nous est apporté par Cronos. Sa mère Gaïa, la terre, lui demande de castrer son père Ouranos quand il lui fait l'amour, acte qu'il fait à l'infini, pour qu'elle puisse respirer. De la main gauche, la sinistra, muni d'une serpe, Cronos émascule son père au moment du coït, quand la verge de son père est dans le vagin de sa mère. Ouranos hurle de douleur et s'écarte de Gaïa. Ouranos monte vers le ciel. Un espace se dégage, le temps commence. Cronos a créé l'espace et le temps, trois dimensions, l'enfance, l'age adulte et la vieillesse. Dans la philosophie, Cronos devient Chronos, il prend un h, et devient une métaphore du temps qui nous dévore.
La tragédie est plus centrée sur la souffrance morale et la douleur chronique.Dans l’extraordinaire vitalité de ce siècle d’or, le Vème avant JC se développent dans le même mouvement : la démocratie avec Clisthène qui en deux ans (508-506 avant JC) fonde la démocratie athénienne, la philosophie avec Socrate et la tragédie d’Eschyle, de Sophocle son ami et d’Euripide leur cadet.La tragédie prend vie car les Grecs ont pris conscience du silence des dieux. Le ciel est devenu muet. Désormais l’Homme doit prendre son destin en main, abandonné et seul face à lui-même. L’ Homme se retrouve face à ses désirs ses passions ses souffrances et ses douleurs. Le sentiment tragique de sa vie naît de cette déchirure. La Tragédie des trois pères fondateurs succède alors à l’épopée lyrique et poétique que contait Homère.La mythologie reste la principale source d’inspiration mais elle est largement chahutée et amendée : Œdipe ne meurt plus en paisible vieillard sur son trône à Thèbes, mais devient aveugle, plongé dans les ténèbres et précipité sur les routes dans un exil volontaire qui ne prend fin qu’avec l’expiation de ses fautes à Colonne et dans la seule compagnie de sa fille Antigone. La mythologie racontait l’histoire, la Tragédie lui donne sens et explore deux thèmes majeurs et intemporels : le goût du pouvoir et sa variante la révolte des opprimés face à l’injustice et la démesure, la passion amoureuse.
II L’approche médicale :
A l’origine, la médecine grecque est intimement liée au culte d’Apollon.
Dieu de la lumière des arts et de la divination, il inspire l’oracle de Delphes et règne sur une médecine purement magique.
Mais par son fils demi-dieu Asclepios –Esculape pour les Romains- il est aussi à l’origine de la médecine moderne : Asclepios réussit quelques résurrections de morts en utilisant les vertus du sang de Méduse tuée par Persée.Zeus très en colère devant ce jeune homme qui usurpe le pouvoir thérapeutique suprême le foudroie. Un culte lui est alors dédié et les prêtres guérisseurs deviennent les « Asclépiades ». Hippocrate (460-377 av JC) est le descendant direct d’une dynastie d’asclépiades de l’île de Cos. Il serait le 17ème descendant d'Esculape. Ces prêtres asclépiades ont vraisemblablement accumulé un authentique savoir clinique et thérapeutique d’inspiration magique, terreau de la médecine grecque. Après son apprentissage à Cos, le jeune Hippocrate part à Athènes et devient l'élève du sophiste Gorgias. Il obtient la citoyenneté athénienne suite à sa proposition de stopper une épidémie de peste: il met le feu aux garrigues alentour et cela dégage des brûlots de plantes aromatiques.
Hippocrate élabore le corpus hippocratum, une cinquantaine d’ouvrages avec deux soucis essentiels : d’abord ne pas nuire au malade, le fameux « primum non nocere », ensuite renforcer les processus thérapeutiques naturels.
Il dégage la médecine des légendes et de la mythologie, de la magie et de la sorcellerie et de la philosophie. La maladie n’est plus un châtiment des dieux mais un processus naturel : le médecin doit établir un diagnostic précis, chercher l’étiologie et traiter la maladie. Hippocrate est le fondateur de la médecine moderne.
Hippocrate ne sépare pas complètement la médecine de la philosophie. Il est l'héritier d'Empédocle, au tempérament volcanique (l'affaire de la sandale rejetée par l'Etna!) et reprend la liste des quatre éléments définie par Empédocle, éléments qui se partagent dans la Nature: la terre, l'eau, l'air et le feu. Empédocle refuse de réduire l'infinie variété de la nature à une matière unique comme Héraclite ou Parménide, ou un émiettement infini comme l' atomiste Démocrite. Empédocle est l'inspirateur d'Hippocrate, d'Aristote et de Freud. L'amitié et la haine comme forces cosmiques seront reprises par Freud comme pulsion sexuelle et pulsion de mort. Pour les philosophes naturalistes puis Hippocrate, les quatre éléments fondamentaux entrent dans la composition du corps humain (le feu, l'eau, la terre et l'air) sur lesquels se plaquent quatre caractères (le chaud, le froid, le sec et l'humide) et quatre humeurs (le sang, la lymphe ou phlegme, la bile jaune et la bile noire ou l'atrabile). L'homme est malade lorsqu'une de ces humeurs est trop abondante ou se trouve altérée. Hippocrate inspire aussi les stoïciens par son célèbre « Tout conspire », la conspiration n'est pas ici synonyme de complot mais d'union étroite entre l'homme et la nature, l'homme et le cosmos. L'univers est un gigantesque animal. Une sympathie unie les hommes à l'univers entier. Leibniz reprendra la formule d'Hippocrate.
La douleur a une spécificité clinique. Elle est un symptôme au sein d’un processus d’ensemble qu’est la maladie. Quand deux douleurs coexistent, la plus forte s’exprime préférentiellement : ne dit-on pas que les marins à qui on arrachait une dent enduraient la douleur parce qu’on leur maintenait un doigt au dessus de la flamme d’une bougie !
La douleur est donc un signe, un symptôme naturel à évaluer et à respecter.
La douleur est le « chien de garde de notre santé »qui « aboie », pour alerter l’organisme.La douleur est chronique quand le « chien de garde continue à aboyer ».
Le traitement antalgique est plutôt proscris.
Hippocrate s’inscrit dans l’environnement philosophique des sages antiques.
Pour Hippocrate, « l’homme est humoral ». Plus tard l’homme sera « électrique » puis « chimique » et avec la découverte freudienne l’homme devient« inconscient » pour être actuellement « génétique ». Deviendra t’il bientôt« bionique » ou « informatique » ?
III La douleur chez les philosophes grecs:
La philosophie est d’abord un mode de vie chez les grecs anciens.
La plupart des philosophes grecs, d'Aristote à Sénèque, considèrent la souffrance comme inutile.
La perspective judéo-chrétienne sera d’ailleurs tout autre : la douleur, considérée comme la sanction d'une faute, va devenir rédemptrice, fixatrice d'une mémoire morale !
Les trois grands philosophes :
Socrate (469-399 avant JC) cherche à déterminer quelle doit être la part des plaisirs dans une vie heureuse: seule la considération des plaisirs permettra de répondre: il faut les rencontrer, là où ils résident, dans leur existence, pour obtenir une idée claire sans les confondre avec autre chose qu'eux.
Platon rapporte ainsi les propos de Socrate: « Quelle étrange chose, mes amis, parait être ce qu’on appelle le plaisir et quel singulier rapport il a naturellement avec ce qui passe pour être son contraire, la douleur ! Qu’on poursuive l’un et qu’on l’attrape, on est presque toujours contraint d’attraper l’autre aussi…C’est ce qui m’arrive puisque après la douleur que la chaîne me causait à la jambe je sens venir le plaisir qui la suit ».
Son élève Platon (427-347 avant JC) développe à coté des sciences politiques, une nouvelle science, la psychologie ou science de l’âme. Lorsqu’il est question des maux de tête du jeune Charmide dans le Dialogue du même nom : « C’est dans l’âme en effet que pour le corps et pour tout l’homme, les maux et les biens ont leurs points de départ » (Charm. 156e). Platon a l'intuition de l’origine psychique des céphalées de tension et ouvre une médecine psychosomatique. Le plaisir ne consiste que dans l'absence de la douleur. On ne peut avoir de plaisir sans connaître la douleur; ce sont deux ennemis, et l'on ne peut pourtant avoir l'un sans l'autre. C'était déjà l'opinion de Platon.
Aristote (384-322 avant JC) est l’élève de Platon. Aristote est curieux de tout. Il inventorie, il répertorie tout ce qu'il peut observer, toute la nature, toute la vie. Quand Platon décollait rapidement de la réalité, pour s'intéresser aux hautes sphères de la pensée, Aristote reste un fidèle, méticuleux et génial observateur de notre planète. De la vie minérale et organique. L’ Homme est « ni dieu, ni bête ». Il définit la douleur comme une émotion, la « passion de l’âme » et en situe le siège dans le cœur.
Les quatre sagesses hellénistiques:
1/ Épicurisme
Épicure (341-270 avant JC) considère que la vie de l’Homme est mue par la recherche du plaisir. Pour un épicurien, l'ataraxie (sérénité), passe par un choix rigoureux des plaisirs. Pour parvenir à l'ataraxie, Épicure privilégie les plaisirs naturels et nécessaires (il n'est pas hédoniste) et il élimine quatre craintes fondamentales: la crainte des dieux, de la mort, du chagrin et de la douleur. La douleur est le plus grand mal mais on peut cependant la négliger car elle est brève lorsqu’elle est intense. Elle procure donc moins de déplaisir qu’une souffrance continue. Les épicuriens considèrent que toute sensation pénible est suivie d’une sensation agréable. La douleur est de ce fait relative et n’atteint jamais la totalité du corps comme l’illustre l’exemple de Philoctète. La blessure ancienne d'un pied transpercé par une flèche entraîne des douleurs paroxystiques atroces. Le brave Philoctète refuse de se plaindre :« Je meurs, ô fils, et je ne puis vous cacher mon mal. Hélas ! Il me pénètre, il me pénètre ! Malheureux, ô malheureux ! Je meurs, enfant, je suis dévoré. Hélas ! Je t'en conjure par les Dieux, ô fils, si tu as une épée en mains, coupe le bout de mon pied ! Coupe très promptement. N'épargne pas ma vie, va, je t'en supplie, ô fils ! »
Épicure nous dit d’accomplir tous les actes de la vie quotidienne en fonction d’un but unique : la poursuite du bonheur. Le bonheur advient lorsque l’homme atteint la tranquillité de l’âme, c’est-à-dire lorsqu’il ne subit plus ni trouble, ni douleur. Comment accéder au bonheur alors ? En supprimant la peur des dieux et l’angoisse de la mort. Supprimez la peur des dieux : pour Épicure, si les dieux existent, ils sont indifférents aux affaires humaines. La mort : « elle n’est rien pour nous». La mort n’est rien d’autre que la fin des activités vitales. La mort puisqu’elle est disparition de l’affectivité ne peut donc pas nous affecter et il est irrationnel de la redouter. Après la mort il n’y a rien. Carpe diem, libérés de l’angoisse nous pouvons nous appliquer à vivre l’instant présent le plus intensément possible.
Nous ne sommes pas loin de l’approche pragmatique des thérapies cognitive-comportementales, TCC. Épicure a le mérite d’innocenter le désir, que Platon et Aristote avaient posé comme indigne avec leur idéal dogmatique d’ascétisme.
A la fin de sa vie Épicure souffre atrocement mais il se déclare parfaitement heureux car ses douleurs sont compensées par la joie que lui procure le souvenir de ses entretiens avec ses disciples. Épicure avait déjà statué qu'un plaisir qui entraîne plus de douleur conséquente que de plaisir conséquent devrait être rejeté par le sage.
2/ Le stoïcisme :
Pour le stoïcien, le monde ou cosmos est un tout vivant, organisé, où l'enchainement des évènements est déterminé par la raison cosmique (logos). La sagesse consiste donc à atteindre une harmonie avec la nature, harmonie qui passe par l'acceptation de l'ordre du monde et donc de sa destinée. Cet amor fati, amour du destin, s'avère possible car l'homme est doué d'une raison qui lui permet d'interpréter correctement les évènements et de les vouloir tels qu'ils sont. Pour les Stoïciens, la douleur n’est pas un mal, le pire est la honte, le bonheur est dans la vertu.
De Zénon au 3ème siècle avant JC, à Épictète et Sénèque le précepteur de Néron qui se suicida sur ordre du tyran, les stoïciens ont eu un grand rayonnement.
Le philosophe stoïcien Épictète qui, esclave, fut soumis par son maître à la torture, le prévient : « Tu vas me casser la jambe ». Puis,la chose faite et sans plainte, il conclut : « Ne te l’avais-je pas dit ? ».
Le véritable stoïcien ne se résigne pas, il coopère avec le destin.
Nous devons modifier nos opinions afin d’approuver ce qui nous arrive puisque la douleur qui nous tombe dessus est voulue par la providence. Le stoïcien va vivre conformément à la nature, car il n’est qu’une particule d’un monde immense. Le stoïcisme demande de l’endurance : « Supportes et abstiens toi ! », le célèbre « apekou kai anekou ». Il y a presque un déni de la douleur dans l'expérience stoïcienne, en cela très proche de la philosophie chinoise de Mencius (Mengzi) représentant important de l'école confucianiste.
Ne sommes nous pas stoïciens lorsque nous formulons aux patients douloureux chroniques d’apprendre à vivre avec la douleur ?
Ce n’est pas la douleur elle-même que le sage cherche à investir d’une signification, mais l’expérience qu’il en fait. Le sage antique est ferme face à la douleur.
Épicurisme et stoïcisme se démarquent sur le plaisir souverain pour les uns et la nécessité de vivre selon la Nature et la Raison universelle pour les autres. Mais stoïciens et épicuriens s’unissent dans le refus d’abdiquer devant la douleur. La douleur n’est pas le salaire de la faute ni la voie du salut, ce qu'elle sera dans le monde chrétien. Le sage lui oppose sa force d’âme. La recherche du Souverain-Bien, point d'équilibre parfait et harmonieux entre vertu et bonheur, reste le but de la vie de nos sages antiques.
Pour les stoïciens et épicuriens, le bonheur et la vertu vont nécessairement ensemble. Ils s'opposaient sur le comment. En d'autres termes, la vertu conduit au bonheur pour les stoïciens et le bonheur mène à la vertu pour les épicuriens. Les deux sont d'accord pour dire que bonheur et vertu vont ensemble. Pour eux par exemple, un tyran ne peut pas être heureux. Depuis Kant, nous savons que le Souverain-Bien est une illusion, que le tyran peut être heureux, et un brave homme, un homme vertueux peut être très malheureux. Il n'y a pas de Souverain-Bien. Le bonheur et la vertu ne sont pas nécessairement en harmonie. Il reste à chercher dans l'un et l'autre et dans la tension qu'ils supposent. Un peu plus de vertu se paiera d'un peu moins de bonheur, un peu plus de bonheur se paiera d'un peu moins de vertu. C'est le tragique de la condition humaine (André COMTE-SPONVILLE). Nos philosophes grecs et extrémistes disaient que le sage est heureux sous la torture! Aristote, homme pragmatique et réaliste, disait que parler comme ça, c'est parler pour ne rien dire. L' Humanité est du côté d'Aristote comme elle sera du côté de Montaigne, c'est à dire de l'humanisme.
Dans le livre II des Tusculanes, Cicéron réfute successivement les deux doctrines. Stoïciens et Épicuriens donnent une idée fausse de la douleur et ne proposent pas de la combattre. Les deux Écoles sont renvoyées dos à dos.
Cicéron montre qu'il est impossible de nier l'existence de la douleur, quoi qu'en dise Épicure ; les poètes contredisent le philosophe en nous peignant la douleur poignante et sincère d'un Philoctète, d'un Hercule, ou d'un Prométhée. Puis il attaque la position des Stoïciens qui nient l'existence même de la douleur. Refuser son existence, c'est refuser l'existence de vertus essentielles, comme le courage ou la patience.Les Stoïciens nient la réalité d’une nature humaine qui n’est pas ontologiquement insensible. Ils ont un esprit de système, leurs théories sont artificielles et Zénon est présenté comme un maître d’école délivrant des leçons. Ils se soucient plus de forme que de fond.Ils font un mauvais usage des mots en masquant la réalité par la parole.Osant tout et ne reculant devant rien, le grand orateur et avocat Cicéron assimile les Stoïciens aux Sophistes ! Cicéron énonce que la douleur est une passion au même titre que la colère. Il faut donc agir envers elle comme envers les autres passions.
3/ Le scepticisme :
Pyrrhon (360-272 avant JC) accompagna Alexandre le grand dans ses conquêtes en Asie et fonda l’école sceptique à son retour.
Tout se vaut, tout est égal à tout alors soyons indifférents, sans opinion, sans aucun jugement de valeur.
Pyrrhon ne croit plus en la possibilité de la connaissance et ne cherche qu’à vivre. Il se rapproche du nihilisme. Puisque l’Être n’est pas, il n’y a ni valeurs universelles ni devoirs inconditionnels, ni beauté ni laideur esthétique.
Pour être heureux il faut l’absence de troubles de l’âme (ataraxie) et l’absence d’émotions (apathie).
4/ Le cynisme :
Ni dieux ni maîtres, les cyniques apparaissent comme les premiers rebelles, les premiers anarchistes de l’histoire. ANTISTHENE, DIOGENE ont pour saint-patron HERACLES, un fils de ZEUS, libre et sans attaches.
Diogène vit dans une amphore, traîne un hareng derrière lui et se masturbe en public ! En plein jour il éclaire le visage des passants sur l’agora avec sa lanterne allumée. Pourquoi fais-tu cela Diogène ? « Je cherche l’homme » répond-il.
Alexandre le Grand lui demande ce qu’il pourrait faire pour lui, et Diogène réplique : « Ôtes-toi de mon soleil ! »
Grandeur de l’individualisme, le bonheur se trouve dans la liberté, dans l’indépendance à l’égard des besoins inutiles et vains. Cette école de prédicateurs sans frontières, de doux anars apolitiques, passe de ville en ville; ils sont affranchis des dogmes et des formalismes, se moquent des autorités, des riches, des docteurs, ils s'adressent spécialement aux femmes et aux enfants, recommandant l'entraide, l'amour universel, la vie simple. Ce message se retrouve en filigrane dans maints passages des Évangiles. De tous les philosophes de son époque, c'est d'eux dont Jésus (יהושע), juif essénien et pharisien, est le plus proche. Jésus fut-il un "juif cynique"? Cynique bien sur au sens de l' École grecque des "cyniques", ces philosophes libertaires avant Proudhon et Bakounine! Le philosophe Régis Debray avance ce rapprochement provocateur...dans la tradition cynique.
Si notre époque moderne est furieusement individualiste, elle n’est en rien cynique aux vues du consumérisme roi. Notre époque est égotiste avec son corollaire d’exhibition émotionnelle ; n’y a t’il pas un risque à passer de la démocratie de l’émotion à la démagogie de l’émotion?
Les cyniques grecs parlaient d’une eumétrie affective pour éviter la souffrance : il n’y a que la matière, cessons d’avoir peur de la mort, du néant, des dieux.
Héritiers des leçons de frugalité de Socrate, les cyniques pensaient que l’homme ne doit se préoccuper ni de sa propre santé, ni de la souffrance, ni de la douleur, ni de la mort. Ils ne devaient pas non plus se laisser troubler en prêtant attention aux souffrances d’autrui.
Conclusion :
Toute la sagesse antique est dans une logique thérapeutique. Les philosophes sont les Maîtres à vivre et enseignent la diminution de la souffrance, la mienne, celle des autres, enfin celle du monde. L'erreur des grecs est de croire que la seule volonté règle le problème de la douleur.
Quoi qu'il en soit, avec la douleur, le médecin assume des problèmes que nous pourrions appeler philosophiques: l’intégration de l’homme dans le monde, la question de la normalité, de la responsabilité du médecin, du sens de la maladie, de la capacité du médecin et ses limites, de la responsabilité du malade…
Quelque chose est arrivé à la fin du Vème siècle avant JC : une partition entre philosophie et médecine.
Ce fut Hippocrate qui sépara la médecine de la philosophie pour justement fonder la médecine. Hippocrate avait une formation philosophique, Empédocle, les stoïciens, Aristote, le démocrate sophiste Gorgias. A-t-il fondé une science pour ne plus se payer de mots et se différencier de Gorgias?
Hippocrate a voulu que la médecine devienne une science. La question de la différence entre philosophie et science est la pierre angulaire pour notre pensée occidentale. Face à un problème, une question, la science essai de répondre par une solution unique. Une équation. Face à une question, la philosophie répond par plusieurs éclairages, la vérité s’effleure, se touche mais le philosophe n'a pas la prétention de la vérité.
Des contacts épisodiques auront lieu durant ces 2500 ans d’histoire mais fondamentalement l’âme appartient au philosophe et le corps au médecin. En ce début de 21ème siècle, les psychologues vont s’occuper de l’âme et les psychiatres se rapprochant de la neurologie, gèreront la neurochimie. Pourtant le dualisme était une erreur. Grâce aux découvertes des neurosciences, nous le savons désormais. L’étude de la douleur pourrait être le lien réparateur d’une césure dorénavant obsolète.
Sur le plan philosophique, la problématique de la douleur s'inscrit dans l'étude de la sensibilité, faculté d'éprouver du plaisir et de la douleur. Elle ouvre les questions du malheur, du bonheur, du sens de la vie. Pour Schopenhauer, la douleur est le fait positif et primitif. Le plaisir est seulement la cessation de la douleur. Pour éprouver du plaisir à posséder quelque chose il faut commencer par avoir désiré ce quelque chose et par avoir ressenti le manque. Or ce manque est douloureux : le plaisir sort donc de la douleur. Mélanie Klein dit: « L'objet naît dans la haine ». Si le plaisir n'est que l'absence de la douleur, s'il nous faut acheter la moindre jouissance par une souffrance préalable, la vie est bien sombre. Le philosophe pessimiste Schopenhauer pensait d'ailleurs que la vie ne valait pas la peine d'être vécue car au final le solde souffrance/plaisir de la vie reste en faveur de la souffrance...
Cependant il y a bien des plaisirs que l'on obtient sans souffrance préalable, il y a même des plaisirs qui ne sont précédés d'aucun besoin, aucun manque : comme l'annonce d'une heureuse nouvelle.
D'après une autre doctrine, la cause du plaisir serait dans la libre activité. Déjà Aristote avait remarqué que nous jouissons quand notre activité se déploie librement. Nous souffrons quand elle est comprimée. Le plaisir de l'être, c'est son action propre. Les exercices musculaires, les activités intellectuelles nous plaisent parce que nos divers modes d'activité y trouvent leur déploiement. Freud parlait de sublimation. Les neurosciences confirment cette hypothèse, la sécrétion des endorphines dans le cerveau est une source du plaisir et une antalgie efficace.
Pour les sages grecs, nous avons vu que le Souverain-Bien est l'harmonie exacte du bonheur et de la vertu. Kant dit que c'est faux. Le hasard est injuste, sans rapport avec la vertu. Pour Spinoza, celui qui est malheureux est parfaitement malheureux. Sa vie n'est pas moins vraie qu'une autre, elle n'est pas moins éternelle qu'une autre, nous sommes éternels ici et maintenant. Ca n'escamote pas l'atroce injustice.Ca la souligne.Que vous soyez heureux ou malheureux, vous n'en êtes pas moins dans la vérité ici et maintenant. Vous êtes vraiment heureux ou vraiment malheureux. Pour Spinoza, toute vérité est éternelle, vous êtes donc déjà dans l'éternité, déjà dans le royaume. Goethe disait: « tout homme est éternel à sa place ». C'est vrai quand l'homme est heureux, quand l'homme est malheureux et dans l'entre-deux, le plus fréquent, où l'homme n'est ni absolument heureux, ni absolument malheureux, il se contente de faire ce qu'il peut pour vivre le plus humainement possible. Mais le fait que nous soyons dans le temps, le vieillissement, n'exclut pas que nous soyons dans l'éternité, pas l'éternité pour après la mort mais l'éternité ici et maintenant qui est simplement le fait que le présent reste présent. Ce n'est pas une éternité infinie donc protégée de la mort et de l'autre côté une vie mortelle séparée de l'éternité, mais un ici et maintenant (6). Vladimir Jankélévitch disait à ses élèves en parlant de lui, la main sur le cœur: « je vous présente cette chose étonnante: une vérité éternelle qui va mourir ».
Bibliographie :
1 – CHATELET F, -La Philosophie tome 1, Hachette, Paris, 1972
2- HALIOUA B. –Histoire de la médecine, Masson, Paris, 2002.
3- LORIN F. – La douleur des origines à nos jours. In : La dimension de la souffrance chez le malade douloureux chronique.29-31, Masson, Paris, 1995.
4- BOURDALLE-BADIE C. –Comment la douleur a structuré l’histoire de la médecine. In : Douleurs, sociétés, personnes et expressions.11-21, Eshel, 1992.
5- REY R. – Histoire de la douleur. La découverte, Paris, 1993.
6- COMTE-SPONVILLE A.