: DOULEUR ET METAMEDECINE, Pour une nouvelle philosophie de la douleur
Dr Fabrice LORIN Praticien Hospitalier Centre d’Evaluation et de Traitement de la Douleur
CHU de Montpellier
f-lorin@chu-montpellier.fr
Divinus est opus cedare dolorum, divine est l'oeuvre de soulager les douleurs
Etudiez la philosophie! Car la pensée va toujours plus vite que la réalité (Cornelius Castoriadis)
Réfléchir aux liens entre notre société et la douleur, oblige à ouvrir des perspectives au-delà de la médecine classique. Le rapport à la douleur est une expression particulière du rapport à la souffrance, à la mort, à la jouissance. Jeter de la philosophie dans le brasier de la médecine, voilà le projet.
D'aucun pourrait penser inutile cette réflexion. La douleur est un symptôme archaïque, un thème en survie, une problématique philosophique sous assistance respiratoire. La science va prochainement la faire disparaître. Elle va éradiquer la douleur comme elle a éradiqué la variole, la lèpre et les épidémies de peste. N'avons-nous pas découvert récemment le gène de la douleur chez une tribu du Pakistan, les Qureshi, dont quelques membres sont insensibles à la douleur? (1) Une mutation commune apparait sur le gène SCN9A, qui contrôle la quantité d'influx nerveux transitant par les canaux à sodium. Les chercheurs espèrent bien sur mettre au point un nouvel analgésique, un painkiller (tueur de douleur) avec le secret espoir d'exploser le marché mondial des antalgiques avec un blockbuster: « qui fait exploser le quartier » désigne un médicament phare, du point de vue commercial, dont le chiffre d’affaires atteint le milliard de dollars.
Relisons aussi la déclaration transhumaniste: « l’avenir de l’humanité va être radicalement transformé par la technologie. Nous envisageons la possibilité que l’être humain puisse subir des modifications, tel que son rajeunissement, l’accroissement de son intelligence par des moyens biologiques ou artificiels, la capacité de moduler son propre état psychologique, l’abolition de la souffrance et l’exploration de l’univers ».
Il convient de rappeler aux honorables chercheurs et transhumanistes que la douleur est essentielle pour nous prévenir des dangers de notre corps (infections, fractures, plaies, brûlures..) et de notre environnement. La douleur est un linéament pour la survie de l'individu et la perpétuation de l'espèce. L'espérance de vie des individus sans douleur, analgique, est considérablement racourcie.
Que la douleur disparaisse un jour ou jamais, il y a néanmoins une réflexion à poursuivre sur notre culture de l'antalgie, le pourquoi, le comment et les conséquences pour l'individu, la société, l'espèce. Sapere aude, Ose penser, Aie le courage de te servir de ta propre intelligence! Voilà la devise kantienne des Lumières, qui peut inspirer toute réflexion.
Cependant la priorité reste le traitement de la douleur. En France, 70% d'une classe d'âge meurent à l'hôpital ou en institution, soit 350 000 personnes chaque année sur 500 000 personnes. Seulement 30% en Suède et 20% aux Pays-Bas décèdent en hôpital/Institutions. Sur ces 350 000 personnes, 80% décèdent sans soulagement de leurs symptômes. Dont 30% sans soulagement de la douleur. Plus de 100 000 françaises et français décèdent chaque année sans traitement de leur douleur de fin de vie. Ces chiffres sont terribles. Ils montrent la priorité du chemin bien avant les développements intellectuels qui suivent.
Epistémologie
Chaque époque de l'histoire de la pensée, Antiquité gréco-romaine, Moyen-âge, Renaissance, Age classique, Lumières, modernité, génère sa vision du monde (die Weltanschauung des romantiques allemands), son épistémè. La douleur est un symptome et derrière sa théorisation, se dessine justement la vision du monde dans une époque donnée. L'épistémologie (histoire des concepts scientifiques) de la douleur est déjà abordée dans deux autres articles: La Douleur dans la Grèce antique, et Histoire de la douleur : de l’Antiquité à nos jours. Dans l'Antiquité, la douleur est un signe clinique à respecter pour Hippocrate (La vie est courte, la médecine est vaste, l'expérience trompeuse, et l'occasion fugitive) , une expérience subie et non désirée mais à dépasser pour le Sage. Le christianisme inverse toutes les valeurs. Douleur et souffrance sont un moyen d'honorer Dieu, de lui rendre grâce. La souffrance est une offrande à une transcendance, à Dieu. Elle est comme une justification de notre existence, presqu' une exaltation: on ne souffrait jamais assez! Le dolorisme est également lié au pessimisme profond qui traverse le judaïsme et le christianisme. La finalité des projets, c'est avant tout l'Apocalypse! Alors souffrir n'est qu'une mise en jambe de l'avènement de la fin des temps. Le siècle des Lumières et le développement des sciences marquent une rupture avec l'Eglise. La souffrance va être écrite et publiée. La littérature se féminise, la souffrance sort de l'intime. Mme De Stael, Julie Lespinasse. La souffrance conduit à la création, aux 18ème et 19ème siècles dans la tradition romantique. Au XXème siècle, le religieux s'effondre, pour l'écriture, c'est déjà fait, et surtout on tait sa souffrance. Il ne faut plus la montrer car elle risque de faire contagion et déranger l'autre. Il faut garder les apparences car autrui craint notre souffrance, dans un monde privé de transcendance. Alors la médecine prend le relai; elle prend en charge l'homme globalement, corps et esprit, dans les Centres Anti-Douleur pluridisciplinaires. Maintenant quelle est l'épistémè au début du XXIème siècle? Hypermodernité? Globosphère? La question amène une tentative de réponse. Le projet est ambitieux, n'est-il pas?
La métamédecine
La réflexion doit aller au-delà de la médecine, vers la métamédecine. Mais qu'est-ce donc la métamédecine? D'abord ce que ce n'est pas: le mot métamédecine est parfois employé par les hobereaux d'une harmonie mystique évidemment universelle ou d'une culture new-age. Ce que c'est: un néologisme, constitué du préfixe meta en grec qui signifie au-delà. La métaphysique tente une réflexion au-delà de la physique, une réflexion vers le virtuel au delà de la matière.
La métaphysique est la partie de la philosophie qui recherche les fondements premiers, comprenant en particulier l'ontologie. En philosophie, l'ontologie est l'étude de l'être en tant qu'être, c'est-à-dire l'étude des propriétés générales de ce qui existe. La scolastique médiévale a forgé le terme métaphysique par l'usage, donnant le sens de « au delà de l'observation scientifique » sous lequel on reconnaît désormais la métaphysique. C'est l'étude des questions fondamentales telle la question concernant l'immortalité de l'âme, l'existence de Dieu, les raisons de l'existence du Mal ou le sens de la vie (le télos), les relations entre l'âme et le corps.
La métapsychologie freudienne s'emparait du même projet sur les sciences humaines. La métapsychologie, c'est l'ensemble des concepts théoriques formulés par la psychanalyse. Faute de moyens scientifiques, encore très insuffisants à son époque, Freud décida de laisser de côté l'approche neurobiologique de son temps. Le créatif visionnaire n'a pas toujours les instruments et vérifications de son temps. Il doit improviser et parier sur les procédures du futur. Pour exemple, la théorie de la relativité d'Einstein, n'a été vérifiée scientifiquement que très récemment. Mais on peut avancer une intuitive certitude: les avancées des neurosciences au XXIème siècle auraient probablement passionné Freud! Sans la moindre incompatibilité épistémique: la coexistence contradictoire et hétérogène des deux conceptions de l’âme peut se réaliser sans la dissolution de l’une dans l’autre, sans la
disqualification de l’une par l’autre.
Comprendre la place de la médecine dans les enjeux humains du futur relève de la métamédecine. Quels seront le sens et la fonction de la médecine du futur? La métamédecine est un sous-ensemble de ce qui s'appelle les métasciences. D'un naturel gourmand, la réflexion emprunte largement à la philosophie, la sociologie, l'économie, le marketing, la biologie, les neurosciences, la psychologie, la psychanalyse, l'anthropologie, l'éthologie, la cuisine, le footing et surtout le bricolage etc. L'éclectisme offre l'image d'un puzzle qu'il reste à rassembler, pièces par pièces, dans l'espoir d'apercevoir quelques lignes de force sous-jacentes. Ce travail est en cours et son aspect inachevé donne l'impression d'un catalogue; un catalogue de logiciels pour une anthropologie de la douleur au 21ème siècle.
Nous avons recours aux fragments, fragments de pensées, d'idées, d'intuitions, par opposition à la « grande synthèse germanique » (Kant, Hegel, Marx). Le fragment est un défi à l'ennui, à l'esprit de système, il est un hommage au désordre, une protestation contre le pouvoir. Le fragment refuse de se soumettre à la nécessité d'un ordre du monde. Il est libéral et libertaire. Mais il témoigne de la surinformation, la surcommunication des évènements comme des idées, où il devient difficile de se faire UNE idée. Le fragment est le fruit de la profusion, de la curiosité et de la gourmandise. Vive le fragment!
L'époque est formidable pour réfléchir, il n'y a jamais eu autant de chercheurs sur la planète, de points de vue variés et inventifs, le monde court alors essayons de l'accompagner.
Enfin il y a la langue française avec ses mots étonnants, parfois miraculeux. Comment distinguer souffrance et douleur quand on tombe sur un souffre-douleur. Probablement un homme de peine qui ira un jour chez une fille de joie, rechercher un doux leurre...Recevoir une lettre adressée au « 130 douleurs » pour le Centre Anti-douleur, est touchant et annonciateur d'une consultation dense.
Le droit à la jouissance: jouer la partition ad lib...
Les faillites de l’espérance politique (religions civiles ou séculières, communisme, nazisme) et de l’idéal religieux (religions révélées, monothéismes), la prééminence de l’individualisme et du narcissisme, la revendication hédoniste et l’exigence de bien-être, ouvrent le droit au plaisir et à la bonne santé, le droit à la jouissance. La locution latine ad libitum, selon son bon plaisir -remarquons l'éthymologie commune du ad libitum des musiciens et de libido- devient le slogan du consumérisme. Ainsi le Club Med organise des repas ad libitum, dans lesquels la goinfrerie tient lieu de nouvelle norme.
En 2006, les deux premiers secteurs économiques dans le monde sont l’assurance et le loisir (2): l’Homme veut jouir en sécurité. La médecine participe à la jouissance demandée, avec le traitement des dysfonctions érectiles chez l'homme, les psychotropes, les antalgiques, les THS (Traitement Hormonal de Substitution pour la ménopause) etc. La médecine était un Art. Elle devient un simple service à la personne, parmi d'autres. Elle doit dorénavant optimiser même la bonne santé.
La tribalisation des âmes et la marchandisation des corps
A la mondialisation des objets, répond la tribalisation des sujets (3) (communautarisme); les isolats humains politiques, religieux, ethniques se constituent et s'entredétruisent... Les nouvelles tribus ont des nouveaux totems: les sites Internet sont ces nouveaux Totems autour desquels les groupes humains se rassemblent, fibromyalgiques ou bipolaires par exemple dans le champ médical. La mondialisation génère la marchandisation du corps: trafic d’organes, sexe sur Internet, chirurgie esthétique, délocalisations des soins médico-chirurgicaux.
Nouvelle promesse de réenchantement du monde, la médecine doit supprimer la douleur et ouvrir à la vie éternelle. Au PNB devrait succéder le BNB: Bonheur National Brut. La médecine doit répondre à cette demande que nous pouvons scinder en deux groupes: la marchandisation des corps avec le somaticien, la tribalisation des âmes avec le psychiatre. Marchandisation et tribalisation. Depuis longtemps le marketing a compris cette représentation bicéphale. A titre d'exemple, Mc Donald's fabrique une nourriture industrielle (junk food) qui est une marchandise uniforme et universelle; mais les penseurs du marketing ont compris l'importance de la diversité des cultures. Ils ont saisi la tribalisation des âmes. Mc Donad's nous propose en Inde des « Mc Maharadja »,en France le « Mc Raclette » ou le « Mc Tartiflette ». Mc Do a théorisé cette nouvelle forme de marketing : la « glocalisation » (globalisation locale, un bel oxymore), autrement dit la mondialisation adaptée aux marchés locaux. De ce principe sont nées des recettes que l’on ne trouve que dans un seul pays.
Dualisme ou monisme? Suis-je 2 ou 1? That is the question
Marchandisation des corps et tribalisation des âmes: corps et âme. La conception philosophique dualiste est une constante de PLATON à DESCARTES.
Les penseurs grecs -le dualisme platonicien- ont séparé au Vème siècle avant JC, la médecine de la philosophie. Terrible hiatus entre philosophie et médecine, dont je pense, nous restons les héritiers appauvris. Certe pour les Anciens, la philosophie était la médecine de l'âme, mais ce n'est plus vrai depuis longtemps. Ne confondons pas la sagesse des philosophes, qui est l'art de vivre dans la vérité, avec la santé mentale des médecins, qui permet d'agir efficacement dans le Réel. Les philosophes ont des difficultés à comprendre la médecine et ses nouvelles avancées scientifiques. Les médecins ignorent souvent la philosophie. Revenons au Yalta entre philosophie et médecine: à HIPPOCRATE, l’étude du corps et des maladies, à ARISTOTE, l’étude du « Génie et de la mélancolie ».
Application pratique: si nous regardons vue du ciel les hôpitaux de Montpellier, nous voyons un corps humain. Discrètement morcelé mais cohérent et assemblé. Membres épars. Oeuvre d'un serial-killer sorti du Silence des agneaux? Non. Rationalisme d'architecture urbaine. Ainsi l'hôpital Gui-de-Chauliac est le pôle « Tête et cou/neurosciences », l'hôpital Saint-Eloi est le lieu de soins du ventre (gastroentérologie, chirurgie digestive), l'hôpital Lapeyronie est affecté à la carcasse (orthopédie, rhumatologie), l'hôpital Arnaud-De-Villeneuve soigne la dyade cœur/poumon… Et, bien à l’écart, sise l’hôpital psychiatrique La Colombière pour les malades mentaux. Décidément les maladies de l’âme sont éloignées des maux du corps. La topographie des hôpitaux de Montpellier est superposable aux lieux de soins de nombreuse villes occidentales.
Derrière ces géo-localisations hospitalières observables par www.mappy.com, nous lisons une application stricto-sensu du dualisme de PLATON à DESCARTES: corps et âme sont séparés! Depuis longtemps. Si SPINOZA était né 2000 ans avant, la santé serait de nos jours organisée différemment.
Chez les Grecs, l’Homme est constitué du Noûs, du Thumos et de l’Epithumia.
Le Noûs : c’est l’esprit, la partie la plus haute et la plus divine de l’âme, l’intelligence pour Platon, la tête.
Le thumos, c’est le thorax, le cœur, la volonté le sens de l’honneur, le soldat, le courage, le siège des passions. De là vient la thymie ! L’humeur.
L’Epithumia, le ventre, le lieu des désirs, des pulsions. Nous voyons que Freud a bien emprunté pour bâtir sa deuxième topique constituée du surmoi, du moi et du ça.
L'apotre PAUL, inventeur du christianisme, précise le lien entre la chair et la vie spirituelle. Il n'est pas comme PLATON, un adepte du pur Esprit. La chair, la sarks en grec (être de chair et de sang), c'est l'humanité toute entière et toute chair verra le salut de Dieu. PAUL est moniste. Il voit une continuité entre esprit et chair, entre vie et résurrection. Il compare l'incroyable de la résurection à la graine en terre qui ne peut imaginer la plante au-dessus du sol qu'elle deviendra et le monde autour. L'homme est comme la graine. Plus récement le théologien Joseph RATZINGER en 1985 confirme le monisme de l'église catholique:« La redécouverte de la liturgie rime avec la redécouverte de l'unité de l'esprit et du corps » (Joseph ratzinger, Discours Fondateurs, Fayard). Préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi, il est devenu plus connu sous le nom de BENOIT XVI, pape élu en 2005.
Le dualisme fait un étonnant retour, alors que les neurobiologistes le jetaient aux oubliettes de l'Histoire, avec « L’erreur de Descartes » et l'unicité de l'Homme (le monisme) enfin confirmé par les neurosciences (4), et déjà annoncée par le moniste FREUD. Je déprime parce que mes transporteurs cérébraux de sérotonine sont insuffisants, une grève des camionneurs de la sérotonine. La sérotonine est le neuromédiateur du bien-être, c'est elle qui procure « que du bonheur » comme dans l'état amoureux. L'IRM cérébrale fonctionnelle montre que nos émotions positives, comme le bonheur, siègent dans le lobe préfrontal gauche, aussi lieu de l'anticipation et de l'imagination. Quand je délire, mon système dopaminergique s'embrase et s'active à l'excès dans les régions frontales. Mais la même dopamine est le principal agent de mon insatiable curiosité pour le monde, mon énergie hyperactive, mon goût pour les voyages ou les idées nouvelles, ou enfin mes addictions: j'ai une satisfaction dopaminergique quand mon circuit du plaisir et de la récompense est bien fonctionnel, mon Nucleus Accumbens Septi est au top. Les toxicomanes et malades alcooliques surutilisent ce système dopaminergique de la récompense. Ah cette peinture est si belle avec de bonnes décharges d'opioïdes endorphiniques rapides. Nous retrouvons la Nature qui constitue l'Homme et ses liens avec la culture. Il existe un continuum et non plus une césure entre l'âme et le corps. Les interactions sont incessantes. FREUD situait d'ailleurs l'inconscient en place d'intermédiaire entre âme et corps.
Baruch SPINOZA, d'abord héritier de DESCARTES et du rationalisme continental, a conçu un monisme original et opérant; le problème corps-esprit est à considérer comme « une seule et même chose, mais exprimée de deux manières ». SPINOZA élimine toute finalité de la Nature, toute planification intentionnelle. Son monisme intégral fournit un cadre de pensée satisfaisant pour les neurosciences et les avancées en biologie, sciences cognitives, sciences physiques et chimiques. Même son déterminisme absolu rend possible une liberté par la connaissance et laisse de côté le fumeux libre arbitre à ses illusions. Pour SPINOZA, savoir qu'une douleur est due à telle cause, ce n'est pas du tout la même chose que de me croire malade parce que je suis maudit, puni pour mes fautes, mis à l'épreuve par la volonté de Dieu « ce refuge de l'ignorance ». Si je comprend le processus par la connaissance et le savoir, je cesse de le subir en aveugle. Je deviens pleinement vivant et je participe à l'activité de Dieu Nature, Deus sive natura. Il avance dans l'Ethique que «la douleur est le passage à un état de moindre perfection». La douleur, la souffrance ne sont jamais bonnes par elles-mêmes : le spinozisme s’oppose et à l’ascétisme et au dolorisme. Pour SPINOZA, l'homme est animé du conatus, cet effort de persévérer dans notre être, l'augmentation de notre puissance d'agir ou de penser. Le corps cherche l'utile et l'agréable, l'âme recherche la connaissance pour elle-même. Le conatus rejoint le concept d'élan vital des psychiatres, ou de désir des psychanalystes. La dépression est la faillite du conatus. Le philosophe d'Amsterdam était un intellectuel solitaire, exclu de la communauté juive, polisseur de lentilles pour téléscopes afin de gagner sa vie; il a bouleversé la pensée et inventé la modernité.
Mais les dualistes posent la question de la liberté de l'homme. Si l'homme est lié et aliéné à son corps, il n'est plus libre, il perd la liberté de sa conscience. Pourtant chaque jour, nous faisons -ou nous croyons faire- l'expérience de la liberté. Les dualistes accusent les monistes d'être liberticides. Pas moins. Mais pas si simple, car la seconde conséquence de ce débat tourne autour de la question de l'inné et l'acquis. Dans un superbe paradoxe, les dualistes apparement « libertophiles » épris de liberté, de PLATON à DESCARTES, ils sont pour la prééminence de .....l'inné! Le métèque stagirite ARISTOTE, fils de son père le médecin NICOMAQUE, est le premier à insister sur la notion d'expérience de l'Etre humain et l'importance de l'acquis.
Le débat entre les innéistes et les empiristes est lançé depuis l'Antiquité grecque. Actuellement ce débat inné/acquis se déplace sur les proportions entre la fixité génétique et la variabilité épigénétique. A suivre. La culture occidentale est au fond dualiste, entre santé (du corps) et spiritualité (de l’âme si elle existe…). En Chine, le dualisme n’existe philosophiquement pas, la pensée chinoise, essentiellement d’inspiration taoïste dans ce domaine, se conceptualise dans « l’entre deux ». En médecine chinoise, si la question est comment énergétiser sa vie, la réponse sera de permettre le changement. Comment augmenter son potentiel vital, se défaire de toutes les fixations, pour remettre en mouvement sa vie, car le mal (en Chine) c’est l’obstruction; vivre c’est faire circuler.
La douleur et les rituels initiatiques
Après les deux guerres mondiales, l’ombilic des valeurs occidentales devient la peur de la mort et de son paradigme: la souffrance. Notre société est algophobe (peur de la douleur), pacifiste et maternelle.
Dans les sociétés traditionnelles, l'éducation de la douleur constitue un passage obligé de l'éducation des jeunes gens. Et spécifiquement de l'éducation des garçons. Les rituels d'initiation insistent sur le courage et la bravoure, identifiés à la résistance à la douleur. Supporter la douleur, c'est appartenir à la classe des hommes, affirmer la différenciation sexuelle. L'éducation de l'insensibilité des garçons, pouvait aussi prendre sens dans la défense du territoire. Que sont les territoires ancestraux devenus?
Si l'éducation par la douleur nous apparaît comme une conception dépassée, une vision archaïque machiste et barbare, faut-il voir une relation entre la culture de l'égalité des sexes, caractéristique de la société libérale, et la culture de l'antalgie et de l'anesthésie? Dans les sociétés traditionnelles, la différence des sexes est le résultat d'un processus ritualisé, permettant à l'homme de faire face à la sexualité féminine et jouer son rôle dans la reproduction. Mais cette sexualité naturelle devient surannée puisque même la procréation in vivo évolue vers le in vitro.
L'abolition du mal, l'anesthésie de la douleur, ouvrent sur une fiction d'une terre sans mal et d'un corps sans affliction. Maintenant nous élevons nos enfants dans du coton et nous cherchons à leur épargner toute douleur physique, toute souffrance morale.
L'automutilation, un paradoxe?
Mais le paradoxe resurgit: les scarifications, tatouages, piercing, happy slapping, automutilations et suicides sont en recrudescence chez les adolescents. Pourquoi ? Nouveau rituel initiatique ? Algolagnie (plaisir de la douleur) ? Interpellation brutale de nos Valeurs ? Impasse de la Transmission ?...
Paul VALERY disait que « Le paradoxe, c'est le nom que les imbéciles donnent à la vérité ». L'automutilation est une réalité et une vérité.
Le pédopsychiatre Maurice CORCOS rappelle qu'aux Etats-Unis, l'incidence des automutilations a presque doublé en 20 ans. En France, aucune étude épidémiologique n'est capable de chiffrer précisément cette pratique pathologique, mais les automutilations seraient de plus en plus nombreuses, de l'ordre de quelques dizaines de milliers par an. Ces pratiques s'exerceraient principalement chez les filles, et de façon de plus en plus précoce. Les automutilations sont les écorchures, les coups, les morsures, les brûlures, l'arrachage des ongles ou des cheveux (trichotillomanie), mais aussi l'anorexie ou la boulimie, et les conduites toxicomaniaques.
La jeune génération n'arrive pas à contenir la souffrance dans la tête. Au lieu d'exprimer par la parole une anxiété ou un désarroi, les adolescents utilisent maintenant leur corps. Paradoxe total dans une époque de verbalisation instantanée, permanente (téléphone portable, texto, MSN...) et ubiquitaire. On se parle sans arrêt. Depuis DOLTO, jamais les enfants et adolescents n'ont autant eu le droit à la parole, dans les familles comme dans les structures scolaires. Alors, parler sa souffrance est-ce suffisant? Les parents ont du mal à voir la souffrance de leur enfant, parce qu'elle les fait eux-mêmes souffrir, mais aussi parce qu'elle les renvoie à leur propre souffrance.
A l'inverse Philippe JEAMMET pense que l'automutilation représente une tentative de reprise de la maîtrise de sa vie par l'adolescent, tenter de s'appartenir face à une situation d'ouverture sur tout, de possibles sans fins et sans limites préalablement données par des parents généreux et croyant bien faire.
Modernité et exigence d'autonomie
Par un tout autre chemin, le mathématicien Olivier REY le rejoint lorsqu'il avance que la modernité introduit l'exigence d'autonomie. La modernité serait un passage de l'hétéronomie (la loi reçue du dehors) à l'autonomie (l'homme est créateur de la structure dans laquelle il s'insère). Ce passage a deux étapes: remplacement des autorités traditionnelles imposées par des autorités librement choisies, puis se défaire de toute Autorité pour être soi (5).
En médecine, la question se pose pour les pathologies mentales dites modernes comme les automutilations, ou l'hyperactivité de l'enfant TDAH, d'un inachèvement de ces 2 étapes, ou d'une impossibilité à les franchir. L'un s'autodétruit et l'autre est inattentif car il bouge en tout sens.
Les Lumières, obscure clarté
Les Lumières sont un mouvement d'idées, né au XVIIème siècle avec HOBBES et LOCKE, et qui s'est épanoui au XVIIIème. L’idéal de progrès des Lumières se révèle d’un optimisme naïf. Ou plutôt Les Lumières ont oublié l'ombre. La part d'ombre des Lumières, c'est l'homme. Il y a trois oublis: l'animalité/violence, la sacralité/croyance, l'appartenance/tribalisation (3). L'homme est un animal, l'homme a besoin de sacré, l'homme veut appartenir à un groupe, un clan, une tribu, un pays, une religion, une famille... Au XVIIIème siècle, les philosophes des Lumières pensaient l'Universel. Le progrès social, éducatif et scientifique résoudra tous les problèmes, les difficultés physiques et psychologiques, matérielles et morales.
Les Lumières annoncent l'affranchissement de l'Homme et l'avènement de sa liberté par la culture. La culture est le moyen d'extraire l'Homme de son animalité, l'extraire de la Nature. Par conséquent la génétique moderne mine le terrain des Lumières, par son déterminisme sous-jacent.
Dans l'esprit des Lumières, les hommes cherchent -par la raison, la culture et la discussion- la vérité de la réalité. La politique est à l'envers des Lumières: elle manipule la réalité, dans les démocraties comme surtout dans les dictatures.
Les philosophes des Lumières étaient les héritiers d'un prosélytisme chrétien, plus exactement paulinien (L'apôtre Paul).
On considère classiquement qu'il y a eu quatre humanismes dans l'histoire: humanisme grec stoïcien, humanisme chrétien, humanisme de la Renaissance (MONTAIGNE), et humanisme des Lumières.
L'humanisme juif: Pour certains, l'humanisme n'est pas un héritage juif, car le souci de pureté a toujours pour conséquence l'absence de prosélytisme de la tradition juive. S'il y a absence de prosélytisme, il y a communautarisme, donc distinction et rejet, et refus de l'universalisme humaniste. Pour d'autres dont nous sommes, l'humanisme est l'héritage du judaïsme. Le souci de pureté n'a pas empéché les juifs d'être dans le passé une religion prosélyte; jusqu'à atteindre les 10% de la population de l'empire romain (5 millions sur 50 millions d'habitants). Mais revenons sur le fond: l'humanisme juif nait très tôt, dès la génèse, dans la paracha de Bérechit. La Torah nous dit que tous les hommes descendent d'un couple fondateur, Adam et Eve. Il n'y a donc pas de races supérieures, pas d'ethnies d'origine supérieure, pas de peuples supérieurs à d'autres. Ils évolueront par la suite de manière différente, mais le creuset primordial est le même pour tout être humain.
Puis dans la paracha de Noa'h, Noé, 7 commandements sont définis. Ils sont appellées les Lois noahides: interdiction de blasphémer, de tuer, de voler, d'union sexuelle illicite, d'idolatrer, de manger un animal encore vivant et le devoir d'établir un système de justice avec des tribunaux. C'est la base d'un système politique humaniste. Puis le peuple hébreux nait avec Abraham et l'alliance. Derrière la représentation légendaire d'Abraham prêt à sacrifier son fils Isaac sur le Mont Moriah à Jérusalem, se joue l'interdiction des sacrifices humains il y a 4000 ans. Dieu arrête le geste d'Abraham, Dieu demande l'interdiction des sacrifices humains. Nous savons qu'ils perdureront encore plusieurs milliers d'années dans d'autres cultures... Une question se pose d'ailleurs sur Abraham: a t'il bien compris l'ordre de Dieu de sacrifier Isaac? Ou l'a t'il rêvé ou a t'il déliré? Dieu aurait-il pu demander un sacrifice humain offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je te dirai?
Enfin le décalogue, transmis par Moïse aux hébreux, est un des plus anciens règlements de la vie humaine. Plus de 700 ans avant la première déclaration des droits de l'homme, le fameux cylindre du roi perse achéménide Cyrus-le-grand, écrit en 539 avant JC. Nous devons nuancer la pensée juive vis-à-vis de la Loi en général. Il y a des lois naturelles qui règlent la vie humaine, normées par les commandements, et qui introduisent le droit à la sureté (tu ne tueras point), le droit à la propriété (tu ne voleras point), l'exigence de fraternité (aime ton prochain comme toi-même) et la nécéssité d'égalité des humains et de l'inscrire dans le droit. Et il y a la vie des hommes: elle est caractérisée par la transgression! Puisque les hommes sont libres de choisir entre le bien ou le mal, ils peuvent transgresser à tout instant. Le judaïsme montre en son coeur la dualité transgression/repentir (Téchouva). Vie humaine et vies des hommes sont donc deux chapitres bien différents, mais complémentaires.
Les Lumières se pensent universelles et dans un mouvement d'utopie politique, elles proposent la généralisation de la démocratie sur la Terre, quelques soient les cultures indigènes parfois plurimillénaires. Dans un mouvement totalement contradictoire, la pensée moderne française s'affiche aussi en parangon du respect profond de la diversité culturelle. Ainsi nos philosophes politiques invoquent sans sourciller les Lumières universalistes et le respect du singularisme des peuples et cultures au nom de... Toujours le débat entre singulier et pluriel, collectif et individualiste, socialisme et anarchisme.
Après le prosélytisme purement chrétien, il y a le progrès qui lui est judéo-chrétien. L'idéal de progrès des Lumières s'inscrit aussi dans le prolongement du judéo-christianisme. Prolongement critique certes, mais prolongement dans la démarche. L'idée de l'espoir sous-tend le messianisme juif, l'espérance est un pilier du christianisme. Avec le messianisme et l'espérance, le monde peut changer, l'Homme peut agir dans le sens du progrès, à l'inverse de la pensée grecque marquée par le fixisme, le déterminisme, la tragédie. Curieusement d'ailleurs, la révolution philosophique grecque, qui fut LE progrès majeur de l'humanité, ne pense pas le progrès. Les astres et le ciel ont déjà tout écrit.
Avec les Lumières, l'homme pense par lui-même, et le progrès de la civilisation conduira au progrès de l'Homme. La quête du bonheur évince celle du salut de l'âme. Plus question de subir une vie de mortification pour rejoindre un hypothétique paradis post mortem. Les philosophes dénoncent le mythe catholique du péché originel, censé justifier la rareté du plaisir sur terre, et ils revendiquent un droit au bonheur pour l'individu. La grande vaincue des Lumières, avant la monarchie, c'est l'Eglise catholique. Le droit divin cède le pas au droit naturel. Mais nous constatons a posteriori que ce raisonnement libérateur débouche sur d'autres complexités. Bonheur individuel contre malheur du péché originel, liberté contre aliénation, raison contre obscurantisme, progrès contre immobilisme, c'est plus compliqué que ça.
Avec sa deuxième topique, FREUD, éclairé par les leçons de la première guerre mondiale, a mis fin au fantasme des Lumières. Nous ne cherchons pas toujours notre bonheur et notre masochisme peut nous porter vers la recherche de la souffrance, de la douleur ou de la mort.
L'avenir d'une pulsion, au 21ème siècle
Un siècle après FREUD, les pulsions ont bien évolué ou plus exactement leurs expressions se sont radicalement transformées. C'est une première piste, articulée autour du bouleversement actuel de la pulsion.
Depuis toujours, la société a eu pour raison d'exister et de croître, la domestication des pulsions humaines. A l'heure actuelle, l'homo pulsionnel advient au nom de la liberté individuelle (4). On peut et on doit jouir de presque tout. Les perversions n'ont jamais été autant promues. Exhibitionnisme, voyeurisme, échangisme, fétichisme, multisexualité etc. Les sites consacrés à la zoophilie explose sur le Net. En dehors de la pédophilie et du cannibalisme, un boulevard pervers s'ouvre au nom de l'épanouissement de l'individu, de la Liberté, du Droit et de la démocratie.
La société doit se sentir suffisamment solide pour s'ouvrir ainsi aux pulsions. Certains prédisent la disparition de la culpabilité dans le futur, point final à la période judéo-chrétienne (2).
En même temps, le « surf » prospère, surf sur Internet, surf sur la mer, sur le goudron, sur la neige ou dans les airs, toute une culture de la souplesse et de la glisse fait flores. Mais n'est-ce pas plutôt une manière de ne pas se colleter avec la réalité? Le surf devient une stratégie et une pratique de l'évitement. S'ouvrir à la pulsion, c'est risquer la sauvagerie, la barbarie, la guerre ou l'autodestruction. FREUD parlait de pulsions de mort dès 1917. Ne sont-elles pas à l'oeuvre dans les automutilations?
Techno-sciences et toute-puissance
D'un coté nous évoluons vers une domination de la techno-science, les outils techniques mis à disposition n'ont jamais été si nombreux, si faciles. Grace à eux l'homme devient nomade ubiquitaire, un portable à la main, en déplacement incessant, atteint de bougisme aigu, connecté au monde 24h/24. De l'autre, ce retour aux pulsions nous réinscrit dans la Nature, notre nature animale et profonde. Léo STRAUSS disait que « la science est la colonne vertébrale de l'Occident ». La science se sent-elle si solide qu'elle puisse dorénavant autoriser l'homo pulsionnel?
En fait la science a changé. Elle avait autrefois un rôle de contenant social, de progrès raisonnable. Maintenant la science est une machine à rêver. Elle propose le rêve. Elle fournira le rêve. Elle apportera l'énergie propre en quantité infinie (fusion nucléaire), elle pourvoira à nourrir l'humanité, elle guérira les maladies, elle modifiera notre génome, elle nous reproduira à l'identique. Elle vaincra la mort et nous offrira l'immortalité. Les Transhumanistes ou « immortalistes » élaborent une « ingénierie du paradis ». Ce fantasme d'amélioration de l'homme par la technique n'est pas nouveau. Un homme artificiel. Dans l'Antiquité grecque, Homère l'évoquait déjà dans le 18ème Chant de l'Iliade: le dieu boiteux des forgerons, Héphaïstos, construit une nouvelle armure à Achille, après la mort de Patrocle. Une armure avec un bouclier digne de Star wars. Enfin il construit des robots! Nous étions dans la mythologie, dans l'imaginaire et la fiction.
Mais au 21ème siècle la science est dans le Réel, dans le champ des possibles. Elle est prise dans le mouvement de la pulsion, d'une pulsion particulière, la Toute Puissance. Elle n'est plus une berge contenante et rassurante, voire une berge inaccessible et imaginaire. La science est dans le flot pulsionnel, elle l'accélère. Elle excite la fantasmatique humaine. Vous le voulez? Vous l'aurez! Tout évolue. Très vite. Ainsi le dualisme de DESCARTES se transforme: le binôme corps/âme devient un duo corps/machine. L'Homo prothesus sort du laboratoire. Mais la Toute Puissance ou le pouvoir ne signifient pas la maîtrise. Au contraire.
La Toute-puissance n'apparait pas que dans les techno-sciences. La philosophie péremptoire peut y faire belle figure. Un exemple de Toute-puissance géniale nous est apporté par Jean-Paul SARTRE. En 1948, il affirme avec l'assurance et l'aplomb du narcissique que « Rien ne peut donner du dehors, de la douleur à la conscience ». L'homme est libre de souffrir ou de ne pas souffrir. L'approche existentialiste de la douleur laisse rêveur.
Intime et extime
La femme ouvre une autre voie de réflexion. Le bouleversement est survenu au 20ème siècle avec l'avènement de la parole des femmes. L'éducation, le travail, l'égalité des droits civiques et civils, l'autonomisation financière, tout concourt à la montée de représentations singulières, une sémiologie de genre, le monde des femmes en l'occurrence.
Quelles sont les conséquences dans le champ médical qui anticipe d'ailleurs le champ politique? Des différences réelles. Je partirais d'une hypothèse réductrice mais fonctionnelle. Il y a l'intime et l'extime. L'intime est définit: ce qui est le plus en dedans, le plus intérieur, le fond de. En latin, intimus est rattaché à intus, décalque du grec entos: l'intérieur du corps, en retrait, en deçà. Toujours en latin, l'extime signifie: placé à l'extrémité, ce qui est au bout, le plus éloigné. L'éthymologie reste d'ailleurs obscure. Le mot ex-time a-t-il été formé comme son contraire, ex au lieu de in ? Sur le modèle d' in-terne/ex-terne ? Quoiqu'il en soit, l'avènement de la parole des femmes nous ouvre vers l'intime. Le monde intérieur. Les hommes sont remarquablement plus à l'aise dans l'extime. Psychologie, communication indirecte et implicite, monstration du corps, cet univers autrefois plus cloisonné fait irruption aussi dans le champ médiatique. Avec de nouvelles déclinaisons en cascade, la téléréalité, la presse people, la mode, les magazines santé etc. L'intime est mis en scène, exhibé naturellement.
Ceci étant définit, je croise ces caractéristiques comportementales et sexuées avec une autre donnée apparemment étrangère qui est la suivante: depuis la seconde guerre mondiale, il persiste une énigme épidémiologique: pourquoi les chiffres de la dépression, maladie essentiellement féminine, explosent? Epidémie? Souffrances? Conditions de vie difficiles? Drames humains? Et la question peut se répéter à l'identique pour la douleur. Dans mon hypothèse, douleur et dépression n'auraient pas augmenté en valeur absolue depuis 1945 car le monde occidental n'a jamais été autant pacifié, le niveau de vie aussi élevé, l'espérance de vie aussi longue etc. Mais le verbe des femmes exprime haut et fort la douleur physique et la souffrance morale. Un porte-voix fantastique. Les automutilations sont d'ailleurs bien plus fréquentes chez les jeunes filles. Là encore, expression corporelle et féminine d'une souffrance psychique.
La douleur de l'homme réflexif
Autre piste issue des sciences sociales: la douleur chez l'homme réflexif. L'homme réflexif est l'homme qui réfléchit et qui agit. Il est le modèle dominant en ce début du 21ème siècle.
Tout d'abord petit rappel d'histoire. Après Homo habilis, Homo erectus, Homo sapiens, nous arrivons à la doctrine Hippocratique au 4ème siècle avant JC, de l'homme humoral (les 4 humeurs). Puis l'homme est chimique au 18ème (LAVOISIER), électrique au 19ème, inconscient au 20ème avec FREUD, collectif et prédéterminé avec MARX ou les structuralistes etc.
Maintenant l'homme est doublement dessiné: d'une part l'homo geneticus fruit des extraordinaires avancées de la génétique et de l'espoir d'immortalité induit par le clonage et d'autre part l'homo réflexif. Le déterminisme est écrasant pour l'homo geneticus. Au contraire la liberté est entière pour l'homme réflexif. Après l'homme inconscient de FREUD, l'homme réflexif est un retour au sujet rationnel, qui raisonne, qui maximalise ses intérêts, qui, à partir de ses croyances et de ses préférences, choisit les options qui servent au mieux ses souhaits et ses désirs. Yves MICHAUD parle du court-termisme chez les adolescents, une stratégie de liberté maximum à tout moment, tous les possibles sont ouverts; le téléphone portable renforce cette indétermination hédoniste. Se monter des plans à court terme et si un plan ne marche pas, on en monte un autre. C'est la culture du zapping opportuniste. Les possibles se multiplient et les choix deviennent aléatoires tant les possibles sont innombrables, comme les morceaux de MP3 sur le lecteur. C'est la culture de la fonction shuffle (battre les cartes en anglais) ou du random (au hasard). Perdu dans la multiplicité des possibles, la nécessité d'avoir des repères s'affirme et la demande de coaching prospère...
Revenons à notre individu rationnel, il agit, totalement conscient des moyens qu'il emploie pour parvenir à ses fins, nous sommes dans la rationalité instrumentale. (Pour compléter les définitions, La rationalité axiologique définit un sujet mû par des valeurs, des déterminismes psychologiques, historiques, un sujet engagé dans la troisième voie, entre déterminisme et rationalité). Avec l'homme réflexif, le sujet est au premier plan. Alors que le modèle déterministe marxiste dissout le sujet et écrase la liberté d'action au profit de la seule stricte égalité, le modèle rationaliste a la faveur des économistes, déclinaison secondaire de l'homo economicus. En gros l'Egalité est la priorité du socialisme, et la Liberté, la priorité du libéralisme.
Le modèle de l'homo economicus vient bien sur de l'économie et il veut grignoter les sciences humaines et tout expliquer. Mais existe-t'il ce sujet entièrement rationnel et transparent à lui-même? L'Homo economicus est par définition un être économique moyen, rationnel et calculateur, parfait modèle censé représenter des marchés potentiels. D'après la théorie, il est isolé et il ne fait que des choix rationnels pour maximiser ses gains, ses plaisirs, ses préférences. Mais contrairement à la théorie de départ, l'expérience nous montre qu'il est doué d'émotions et influencé par d'autres individus. La théorie était parfaite mais l'humain vient encore glisser de l'imprévisible, de l'incompréhensible. Damned. Le modèle dysfonctionne, et les flops commerciaux se concrétisent.
Une nouvelle science se développe: la neuroéconomie. Elle démontre par exemple que dans une négociation contradictoire, l'agent peut avoir un comportement paradoxal: il ne cherchera plus à maximiser ses gains mais il voudra punir l'adversaire, et compenser ainsi sa frustration à une proposition jugée indécente. Quitte à perdre, autant évacuer mon agressivité et détruire l'autre, qui m'a méprisé. Les deux adversaires vont s'entre-détruire et se faire perdre avec une réciprocité touchante. Il n'y pas que la stratégie win-win (gagnant-gagnant) qui existe, il y a parfois le lose-lose (perdant-perdant). Le plaisir peut être dans la vengeance. La vengeance est un plat qui se mange froid. Mais au TEP Scan, ça chauffe: une région particulière du cerveau, l'insula, s'allume beaucoup. Cette zone est associée au dégoût et aux sensations négatives. L'état émotionnel guide donc la décision de l'homme économique. C'est un scoop. Quel sera le prochain modèle théorique de l'Homme? L'Homo juridicus tient la corde, casaque jaune toque bleue...
Mais poursuivons notre déambulation à travers le magasin des praxis: les psychothérapies cognitivistes font appel aux moyens et aux capacités de l'homme réflexif. Les Thérapies cognitivo-comportementales -TCC- s'inscrivent dans cette logique.
Et la douleur? Le traitement de la douleur doit répondre aux souhaits de ce sujet réflexif, à sa demande d'optimisation de la non-douleur, au droit au plaisir, à la bonne santé et à la jouissance. VOLTAIRE disait: J'ai décidé d'être heureux parce que c'est bon pour la santé. Maintenant l'homme dit: J'ai le droit d'être heureux parce que c'est bon pour la santé. L'automédication antalgique vient répondre dans l'instant à cette demande.
Deux conséquences sont visibles à l'hôpital: la fréquence des céphalées d'origine médicamenteuse avec hospitalisations pour sevrage des antalgiques, la moitié des greffes de foie en Grande-Bretagne concerne des patients ayant eu une hépatite toxique au paracétamol.
Compassion ou empathie: le choix des mots
La compassion vient directement du latin cum patior, et signifie souffrir avec. Son équivalent en grec, est sympathie. D'où vient l'empathie? Bonne question chère Dr Florence PORTET, l'empathie est inventée en 1909, en langue anglaise, à partir de sympathie mais avec une nouvelle dimension, la profondeur. L'empathie introduit l'éprouvé en dedans, l'intime, la résonnance intérieure. L'infléchissement sémantique est manifeste. Nous passons de la 2D à la 3D, du système plan à la vision en relief, du Moyen-âge à la Renaissance. D'une compassion latine catholique bien-pensante et distante, à un corps-à-corps du nouveau Monde. Le choix des mots.
Douleur, compassion et lien social: une question de philosophie politique
La compassion pose d’abord la question de l’humanité. Qu’est-ce qui définit l’être humain par rapport aux animaux par exemple? Aristote dit que l’Homme, c’est l’animal qui pense et qui parle : zôon logikon. Mais que faisons-nous des êtres qui ne parlent pas ou ne pensent pas ? Les autistes, les déments, les infirmes, les handicapés…Sont-ils des Hommes ? Devons-nous les secourir?
Petite philosophie de la pitié: La question de la pitié, de la compassion est une grande question philosophique. Les stoïciens puis SPINOZA, NIETZSCHE et Hanna ARENDT détestent la pitié. DERRIDA écrit que le débat au sujet de la pitié est le grand débat contemporain. Dans un magnifique roman, Stefan ZWEIG nous avertit des risques de la « pitié dangereuse ».A l’origine le christianisme promeut ce soutien aux faibles et à la pitié. Le débat est ensuite explicite entre ROUSSEAU et VOLTAIRE. ROUSSEAU fait de la pitié, non seulement d’homme à animal mais d’animaux entre eux, le cœur même des relations de vivants à vivants ; et il dénonce la philosophie ou un certain type d’usage de la rationalité comme deshumanisant ce rapport fondamental à la pitié. Le philosophe est celui qui va se raisonner pour laisser mourir un homme de faim sous sa fenêtre sans que cela l’empêche de dormir. Bien que combattu par l’Eglise, DARWIN en est le plus proche dans sa défense des faibles. Il pense que la sélection naturelle a sélectionné des comportements anti sélectionnistes, des comportements hypersociaux. L’évolution a sélectionné des instincts sociaux, des instincts de sympathie, qui peu à peu, se sont élargis aux infirmes, aux faibles, aux pauvres et jusqu’aux animaux. C’est « l’élargissement du cercle de la compassion ».Jusqu’à quels animaux ? Les vertébrés ? les mammifères dont Freud disait qu’ils ont en commun avec nous la terrible césure de la naissance.
La culture de l'anesthésie pose la question du lien social, de son évolution du collectif vers l'individualisme, et du déplacement des nouvelles compassions.
Au départ, la douleur est une expérience solitaire, elle ne se partage pas, elle exprime l'individuel par excellence. Cependant le cri de douleur est probablement le plus fort signal que l'homme soit capable d'émettre et pas seulement en décibels. La douleur fait donc partie des moyens de communication de l'espèce, communication du monde des vivants, tant dans le règne animal que dans le règne végétal.
La douleur peut donc se partager et déclencher de l'émotion chez l'autre. Le siège de l'empathie a même été localisé dans le cerveau, sur le girus cingulaire antérieur, à proximité immédiate de la projection corticale de la douleur. Cela explique que quand autrui vous raconte ou vous exprime sa douleur, nous pouvons immédiatement la ressentir dans notre corps, une sorte de transitivisme. « Celui qui parvient à se représenter la souffrance des autres, a déjà parcouru la première étape sur le difficile chemin de son devoir » explique Georges DUHAMEL, chirurgien pendant la guerre 14-18 puis écrivain.
Les neurosciences ont éclairé la capacité d'attribution ou théorie de l'Esprit, qui survient vers l'âge de 4-5 ans. L'enfant peut se représenter les états mentaux de l'autre et leurs différences avec les siens. Le petit d'homme est le seul primate qui peut traiter les états mentaux intentionnels de l'autre. C'est un lien intellectuel. Dans un second temps, il peut ressentir de l'empathie voire de la sympathie, c'est-à-dire un lien émotionnel à l'autre. L'autre comme soi-même. L'empathie apparait très tôt chez le nouveau-né: à la crèche, si un bébé pleure, les autres vont suivre! Si nous supprimons la douleur, nous évoluons vers une culture de l'anesthésie, qui chemine vers l'individualisme. Si tu as mal, ouvres donc ta pharmacie, choisis et avales les médicaments nécessaires, mais ne me déranges plus. La souffrance de l'autre bouscule maintenant notre bien-être. Et les compassions -cum patior=souffrir avec- se déplacent.
Devant l'importance des dons pour le téléthon, le tsunami, les restos du coeur, l'attention portée au climat, aux SDF, certains évoquent « la vague compassionnelle », ou « la démocratie compassionnelle ». Mais en réalité, si ces campagnes prennent et que d’autres, comme le Darfour, ou les victimes du tremblement de terre au Cashmere, ne prennent pas, si tant de gens continuent de mourir du paludisme, de la bilharziose, de la faim, de la misère, de la dictature de par le monde, c’est que nos sociétés ne sont compassionnelles que par égoïsme. Les maladies génétiques et le Sida touchent les riches comme les pauvres. La précarité peut toucher chacun d’entre nous et le tsunami a concerné des touristes occidentaux en grand nombre. Le climat ne nous concerne que depuis que nos zones tempérées sont menacées de températures dont souffrent des milliards d’hommes depuis des siècles.
Il faut vivre avec cet égoïsme généralisé, et tenter d’en faire une source d’altruisme intéressé(2). Une générosité égoïste.
La douleur physique n'entraine pas une grande compassion. Un Algothon ne marcherai pas. La souffrance morale du pauvre, du ruiné, du malade, du bléssé, ouvre à plus de compassion et d'empathie. Comme on mesure la douleur avec l'échelle de la douleur, on pourrait mesurer la compassion. Et rendre ainsi transcendant, c'est-à-dire mesurable, une expérience intime immanente, non mesurable.
Souffrance et victime
La souffrance revient au premier plan en sociologie et comme préoccupation de la philosophie morale. Depuis dix ans une nouvelle théorie de la souffrance voit le jour (6). La simplification est en route.
Si je souffre, c’est qu’ « on » me fait souffrir. « On » évidement ce ne peut pas être moi-même ! Mais qui donc alors ? Réponse : la société, le supérieur hiérarchique, le conjoint, le bourgeois, le blanc, le noir, le moustachu, l’autre etc. Parfois il y a cumul des mandats : un conjoint multicolore moustachu supérieur hiérarchique et acteur social. Le raisonnement devient binaire, avec d’un coté les méchants forcément pervers et de l’autre les gentils forcément victimes innocentes. Michel SCHNEIDER dit avec lucidité que « La plainte est la forme douce et socialisée de la haine ».
Les raisonnements binaires sont dangereux car ils postulent l’existence de bouc-émissaires. Les conceptions binaires et manichéennes peuvent ouvrir au totalitarisme. Il suffit de relire l’Histoire.
Prenons l’exemple du harcèlement moral. Bon garde-fou des relations sociales au départ, il tend à une psychologisation des relations au travail et à l’emprise d’une vision binaire moralisante, excluant toutes ambigüités et complexités des rapports humains. Il a surfé sur la vague compassionnelle et son principal acteur: la victime dont la parole devient sanctifiée. L’autre est le mauvais objet à l’origine de ma souffrance et de mon mal-être. C’est simple et efficace. Il n’y a plus à se poser de question sur mon inconscient, mes propres dysfonctionnements, mes interactions avec l’autre, la question de l’altérité au fond.
La projection, mécanisme infantile décrit par FREUD, est très utilisée dans la paranoïa. La projection est la colonne vertébrale de ce raisonnement binaire.
Et jouir tout en culpabilisant l'autre, n'est-ce pas le ravissement pervers?
Depuis dix ans, le succès de la victimisation participe au rétrécissement d’une pensée sociale obnubilée par la domination. C’est une sociologie unidimensionnelle. Elle tourne le dos au point de vue sociologique de la Tradition, les Emile DURKHEIM Marcel MAUSS ou Max WEBER, dont le cœur de la recherche était le sens de l’ensemble et de sa complexité : la société comme monde. Maintenant le mot « social » est appliqué partout. Un mot figé qui rétrécit toutes les dimensions de la vie humaine sur la violence réelle ou symbolique et abandonne le souci du monde. Ce souci était pourtant une des composantes philosophiques majeures de la grande tradition sociologique. Aujourd’hui la société n’existe pas puisqu'elle est faite pour être changée.
Néanmoins plusieurs questions restent en suspens : d’où vient la valorisation de la victime et pourquoi ce besoin de reconnaissance de la souffrance ?
Egalité: de Tocqueville à l'analgésie
Il existe trois sortes d'égalité: l'égalité formelle, l'égalité réelle et l'égalité des conditions.
D’abord l’égalité de forme : nous sommes tous égaux en droits, politiques ou civils, avec -en théorie- une égalité des chances. Ensuite l’égalité réelle : les marxistes disent que l’égalité formelle est un trompe-l’œil inventé par la bourgeoisie, et qu’en réalité les inégalités sont réelles dans l’accès aux études, au travail, au patrimoine, aux opportunités de la vie. Enfin TOCQUEVILLE définit la troisième égalité : l’égalité des conditions.
Dans le second tome de De la démocratie en Amérique, il écrit que l'égalité des conditions est synonyme de démocratie, elle suppose l'absence de castes et de classes sociales, mais sans suppression de la hiérarchie sociale. L'égalité des conditions se redéfinie sans cesse et ne peut se dissocier de la dynamique sociale. Mais plus que d'égalité, il faut parler d'égalisation dans la perspective de l'ordre social démocratique. Tocqueville l'illustre à travers la relation établie entre un maître et son serviteur dans la société démocratique par rapport à celle qui règne dans la société aristocratique. Dans les deux cas il y a inégalité mais dans la société aristocratique elle est définitive alors que dans la société moderne elle est libre et temporaire. Libre car c'est un accord volontaire, que le serviteur accepte l'autorité du maître et qu'il y trouve un intérêt. Temporaire parce qu'il y a le sentiment désormais partagé entre le maître et le serviteur qu'ils sont fondamentalement égaux. Le travail les lie par contrat et une fois terminé, en tant que membres du corps social, ils sont semblables. Les situations sociales peuvent être inégalitaires. La hiérarchie s'établit en fonction des compétences. Autrefois l'aristocrate dominait alors qu'il n'avait souvent aucunes compétences. Ce qui compte c'est l'opinion qu'en ont les membres de la société : ils se sentent et se représentent comme égaux. C’est donc un sentiment, un fait culturel, une attitude mentale qui fonde l'homme démocratique.
Ce souci égalitaire est d'ailleurs antérieur au processus démocratique, laïque et républicain. Il vient tout simplement de la religion. Sous les dieux, il y a les hommes. Ils doivent être égaux.
L'autre intuition géniale de Tocqueville est que le processus égalitaire est inéluctable, inexorable dans le mouvement historique mondial. « Le désir d'égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l'égalité est plus grande ». Il domine le souhait de liberté.
Dans ce processus égalitaire, l'accès aux soins, la bonne santé, l'obligation de résultats deviennent des enjeux de santé publique.
Mais si nous poussons au plus loin la question: devons-nous être égaux devant le bonheur? L'Etat doit-il intervenir dans ce sens? Les grandes causes nationales de lutte contre la douleur par exemple s'inscrivent dans un souci égalitaire. Le processus égalitariste peut mener à l'analgésie individuelle, avant l'anesthésie collective. Il est étonnant de constater que les deux extrémités de la vie, la naissance et la mort, se déroulent de plus en plus sous anesthésie: 60% de péridurale à l'accouchement, et la généralisation des morphiniques en soins palliatifs. Certes l'anesthésie de la parturiante n'est pas l'anesthésie du nouveau-né. C'est vrai, mais j'avance que prochainement, le nouveau-né sera aussi anesthésié, pour éviter un « traumatisme de la naissance ». Le seul obstacle est, pour l'heure, technique. Les produits actuels peuvent entrainer un arrêt respiratoire. Lorsque cette difficulté sera contournée, une substance découverte, l'anesthésie du bébé sera lancée. Naissance, mort, et le reste de la vie? Panem et circenses, de la téléréalité et du foot, pour endormir les masses. Nous dormirons rassurés et heureux dans les bras accueillant de BIG MOTHER.
Alors qu'est-ce que la réalité? Nous sommes, nous humains, dans ce que j'appelle le complexe de Shéhérazade: nous nous racontons des histoires pour ne pas mourir, pour ne pas penser à la mort. Toujours de nouvelles passions, de nouveaux projets, de nouveaux achats, de nouvelles consommations. Mais parfois le Réel vient surgir comme une claque ou un coup de poing. Il brise notre histoire, notre rêve, notre petit bonheur individuel et démocratique.
Tocqueville avait souligné les dangers de la démocratie: le conformisme, la moyennisation, l'Etat pourvoyeur de bien-être, une égalité mais sans liberté. Attention, je ne souhaite pas invalider la démocratie ou les objectifs gouvernementaux de lutte contre la douleur. Je souhaite juste éclairer un lien entre la mise en oeuvre de grands travaux de santé publique et leurs possibles fondements sociopolitiques.
Mais au fond la question du bonheur n'est déjà plus une lutte contre la simple douleur, cette sensation désagréable, mais une lutte contre la souffrance. Nous avons en magasin des médicaments antidouleur mais pas encore antisouffrance. Quoique...
Fais-moi mal Morphine, fais-moi mal: voyage au bout de la nuit opioïde
La morphine est l'antalgique le plus puissant. Elle est employée par les hommes depuis des millénaires, sous forme d'opium extrait du pavot, papaver somniferum. Les sumériens la qualifiaient de plante de joie. D'après les neurobiologistes, la joie est la conséquence d'une décharge massive de dopamine. Quant ARISTOTE définit le télos (sens de la vie dans la Métaphysique) comme la recherche du bien-être et du bonheur, il définit un télos imprégné de dopamine...La neurobiologie ouvre à une relecture de la métaphysique...La morphine stimule la dopamine par effet intermédiaire inhibiteur sur le système Gabaergique inhibiteur de la dopamine. Une double inhibition égale une stimulation. - - = +.Simple. La dopamine est euphorisante. Nous constatons l'effet central de la morphine. Mais dans la douleur chronique, nous nous apercevons que la morphine est parfois inutile et même dangereuse dans 80 % des cas. Après une ruée vers la morphine, soutenue par la Raison d'Etat et ses nobles causes, une attitude critique doit advenir. La morphine peut accentuer la douleur chronique! Plus vous prendrez de la morphine, plus vous aurez mal et plus vous augmenterez les doses. Les toxicomanes connaissent bien ce phénomène. Nous hospitalisons de plus en plus souvent des patients douloureux chroniques au Centre d'Etude et Traitement de la Douleur du CHU de Montpellier, pour sevrage aux morphiniques. Comment expliquer ce paradoxe? La morphine abaisse le seuil de la douleur par tout un tas de mécanismes cérébraux des opioïdes.
Il n'y a pas perte d'efficacité pharmacologique de la morphine mais il y a une diminution du seuil de sensibilité à la douleur avec hypersensibilité. Le glutamate, via les récepteurs NMDA, joue un rôle essentiel dans l'hypersensibilité susceptible de faire le lit de douleurs chroniques. Les opioïdes, via leur action sur les récepteurs NMDA, sont responsables de ces phénomènes de sensibilisation du SNC. Ainsi la kétamine, antagoniste des récepteurs NMDA, limite la sensibilisation du SNC à la douleur. (Mais la kétamine, cousine du LSD, peut entrainer des hallucinations, nous en limitons nos prescriptions).
Alors que se passe-t' il? Des phénomènes de plasticité cérébrale sont à l'oeuvre en permanence. Le nombre de récepteurs n'est pas quantitativement et qualitativement fixe. Il varie sans cesse. Le récepteur cérébral n'est pas une unité organique mais une unité fonctionnelle à nombre variable selon les circonstances. Ceci est valable pour les récepteurs à la morphine comme probablement à d'autres molécules (benzodiazépines?) ou d'autres neuromédiateurs. D'un côté la morphine calme la douleur mais de l'autre, elle augmente et stimule les récepteurs au glutamate qui eux augmentent la douleur. Et ces récepteurs -comme les oisillons dans le nid- vont crier famine. Ils vont générer de la douleur etc. Par exemple quand j'ai très mal en post-opératoire, ce sont ces mêmes récepteurs NMDA qui flambent par plasticité neuronale, stimulés par la chirurgie, l'inflammation. Et si le médecin -par automatisme systématique et irréfléchi- me rajoute de la morphine, elle va aussi stimuler ces récepteurs et j'aurais encore plus mal et surtout si les doses de morphine sont élevées! L' enfer est pavé de bonnes intentions...disait Saint-Bernard au XIIème siècle.
Tranquillos et Thanatos, l’Ubris et la Dikè
Imaginons l’avenir de la douleur dans 2 ou 3 siècles. La partition du monde va s’accentuer. D’un coté les démocraties calmes et sécures, où le niveau de vie sera élevé, l’éducation et la santé seront développées. Ces pays couvriront une géographie regroupant l’Europe, l’Asie et l’Amérique du nord. La tranquillité sera la règle, la Dikè de nos philosophes grecs, la loi sage, l’équilibre. Tranquillos régnera. La douleur sera anesthésiée. No pain. No never no more. Exit la douleur. De l’autre coté, les convulsions d’un monde en devenir, l’excitation, la violence, les attentats, la guerre et son cortège de souffrance, la mort : Thanatos ou l’Ubris de l’Antiquité. L’Ubris est la démesure, la folie, le chaos. Dans ce monde, la douleur sera exacerbée, revendiquée comme preuve de foi ou de martyr, comme preuve de pouvoir et de puissance, de violence ou d’insensibilité. Les continents africain, latino-américain et le monde arabo-musulman seront représentatifs de ce fleuve.
La métapsychologie freudienne était articulée autour de deux pulsions, Eros et Thanatos. Elle se transformera dans un monde bipolaire, en deux entités topographiques : Tranquillos et Thanatos. Raisonnement simpliste jusque là. Nuançons l’affaire. L’élite dirigeante du monde Dikè refusera l’anesthésie. Panem et circences, du pain et des jeux pour le peuple tranquille et vieillissant, mais conscience et maîtrise de soi, pleines sensations quelles qu’elles soient pour les leaders, les vrais maîtres. Pour NIETZSCHE, la douleur est une excitation à la puissance : « l’excitation de la sensation de puissance est causée par un obstacle. Ainsi dans tout plaisir la douleur est enclose. » ; La douleur est aussi un signe de dignité dans l’épreuve. A l’inverse, dans l’ « Ubrisland », il y aura certes de la souffrance et de la mort, mais également un jaillissement de désir, de fécondité, de vie.
Imagerie cérébrale et douleur
La douleur se projette dans le cerveau au niveau de deux zones principales : le girus cingulaire antérieur et l’Insula. Juste à coté de la zone de la douleur sur le girus cingulaire antérieur, se trouve la zone de l’empathie, ou compassion. Les racines de l'humanisme. Etonnant ? Non car les hypothèses issues de la sélection naturelle selon les théories de DARWIN, tendent vers un duo indissociable douleur/ empathie. Notre douleur serait le corollaire de notre empathie. La majorité des humains ressentent de la douleur et de la compassion. L’empathie est différente selon le genre, elle est plus intense chez les femmes. Les indifférents (schizophrènes, autistes, psychopathes, pervers) sont finalement peu nombreux. La sélection naturelle a privilégié les comportements sociaux, d’aide aux démunis et aux faibles. Mais la douleur est dans le package génétique. C'est ainsi.
Dans une étude en 2009, une équipe japonaise découvre à l'IRM fonctionnelle, que le sentiment d'envier autrui allume une zone superposable à celle de la douleur physique, le cortex cingulaire antérieur dorsal (ACC). La douleur de l'envie. Les participants ont lu des informations concernant des personnes cibles, caractérisées par des niveaux de détention et possession supérieurs à eux. Derrière l'envie, il faut lire la jalousie. Nous pouvons revoir ce magnifique portrait de Théodore Géricault « la monomanie de l'envie », et imaginer la zone cérébrale en action. Si nous éprouvons du plaisir face au malheur d'autrui, petit sadisme quotidien, la Schadenfreude en allemand, le striatum ventral est activé, lieu de la gratification. Et ces deus régions sont encore plus stimulées quand la personne enviée est dans le malheur. Suprême délice, vraie gratification. La jouissance est là. Les preuves de liens entre comportements sociaux et douleur se renforcent. Nous pourrions explorer cliniquement par un autoquestionnaire pointu, la prévalence de l'envie et jalousie d'autrui chez les douloureux chroniques.
Ainsi le véritable enjeu du futur sera de concilier une culture de l’antalgie systématique, incontournable sur le plan éthique mais individualiste dans ses conséquences, et la pérennité de l’empathie c’est-à-dire du lien social, de l’humanisme. Concilier l'individualisme et la démocratie, concilier le singulier et le pluriel.
Que se passe-t’il dans la tête d’un chirurgien de guerre, qui doit choisir quel blessé opérer en priorité sur le champ de bataille, au risque de laisser mourir les autres? Dans une publication 2008, des neurobiologistes de l’Illinois découvrent que deux régions distinctes du cerveau sont activées pour trancher ce dilemme éthique entre rationalité et affectivité. Le Putamen est activé pour privilégier le rationnel et l’efficacité. L’Insula est activée pour l’affectif. Le Putamen est-il masculin quand l'Insula est féminine? Le putamen est-il de droite et l'insula de gauche? L’étude a porté sur les médecins militaires américains à Bagdad en 2006. Et la plupart du temps, même dans des situations cruciales, c’est…l’émotion qui l’emporte.
Autre résultat de l’imagerie, notre contrôle de la douleur vient de la région préfrontale du cerveau. Bien qu’éloigné en distance, le lobe préfrontal agit sur les neuromédiateurs de la douleur dans le tronc cérébral. Calmer sa douleur c’est activer son lobe préfrontal. Pas étonnant, c’est le siège de l’imagination, et rien de mieux que de fantasmer sur l’agréable pour éloigner la douleur. Une étude (non publiée) du Professeur Irène TRACEY à l'université d'Oxford, démontre de manière solide que les catholiques croyants ressentent moins la douleur que les athés. La foi stimule la région préfrontale qui inhibe les centres de la douleur du tronc cérébral et des voies descendantes. La religion protège de la douleur chronique, comme de la dépression d'ailleurs. Ainsi le dolorisme catholique avait peut-être en réalité un effet protecteur contre la douleur! Sanctifier la douleur, c'est s'en protéger.
Où est la mémoire de la douleur ? La douleur est encodée dans l’insula, et probablement mémorisée dans l’hippocampe, lieu de la mémoire. Pas encore lieu de mémoire.
Dans la douleur chronique, comme dans la fibromyalgie ou l’addiction éthylique, on constate la perte de 20-25% de la substance grise du cortex frontal, c’est-à-dire des neurones. A méditer.
Douleur et Islam
Le Coran se démarque de la culture judéo-chrétienne sur plusieurs points:
Le temps humain est assujetti au temps divin, car Allah est l’Omniscient, le Tout Puissant qui définit le temps et sa marche. Et le temps des hommes ? Le temps du progrès humain ? Quelle place ont-ils ? L’Islam est une religion tournée vers l’avenir, plus précisément vers l’Au-delà. Le passé ne l’intéresse pas.
L’espérance de l’Au-delà offre au croyant une émancipation de son angoisse existentielle, de ses doutes. Le détachement du kamikaze qui se fait exploser dans un messianisme guerrier, est sous-tendu par l’idée du paradis. Le musulman est libéré de la crainte de la mort. La vacuité devient une liberté supplémentaire. Le temps de l’Histoire scientifique est remplacé par le temps de la prophétie, rivière perpétuelle dont le seul héros est Muhammad.
Le pêché originel et la culpabilité n’existent pas. Le pêché originel d’Adam et Eve est pardonné. Pour vivre sur terre, l’homme a un statut d'auxilliaire de Dieu. Par ce statut, le parcours de l’homme sur terre est de mériter un paradis qui lui avait été octroyé mais qu’il devra regagner par ses bonnes œuvres sur terre.
Le musulman peut se projeter plus facilement dans un paradis sécure et accueillant. Il ira, c'est certain. Les flammes de l’Enfer sont pour les autres, les hommes sans Dieu.
Si les juifs attendent l’arrivée du messie, les chrétiens attendent le retour du messie, les musulmans chiites espèrent la venue de l’Imam caché, le Mahdi, le 12ème Imam, pour instaurer la justice et la paix. Le musulman sunnite n’attend personne, il est attendu par Allah. Il peut rêver aux délices qu’il trouvera au futur jardin du paradis.
Devant la maladie, les hommes sont égaux. Personne n’échappera à sa destinée. Si Dieu envoie des maladies sur terre, Dieu a aussi prévu le remède. L’Islam recommande le calme, une espèce de stoïcisme devant l’épreuve, la souffrance et même la mort. Il incite à la patience, à l’endurance et à la soumission devant l’adversité ou le mal. Le musulman ne doit pas se révolter. Le bien, le mal, la vie et la mort sont des décrets de Dieu. En assumant la souffrance, la douleur, le croyant manifeste sa foi. L’être humain qui souffre se rapproche de Dieu. La douleur en interpellant la foi, la rend plus vive, la rend plus préoccupée de se rapprocher de Dieu notamment dans les phases ultimes de la vie. Il y a un discours stoïcien par rapport à la douleur ; le Coran dit : Cherchez du secours dans la patience et la prière. En vérité Dieu est avec ceux qui endurent.
La signification de la douleur n’est connue que d’Allah et il est interdit sous prétexte d’une douleur intense d’attenter à sa vie ou à celle d’autrui. Ni suicide, ni euthanasie. La misère suprême et la douleur éternelle est le sort de l’homme sans Dieu. C’est la damnation. Le Coran dit : La vie éphémère n’est qu’illusion de jouissance (Sourate 62, Verset 20).
Le mal, la souffrance et le désespoir ne sont donc pas des notions fondamentalement coraniques. La douleur proprement dite ne réclame pas d’attitude particulièrement compassionnelle. La notion de compassion dans l'Islam est ailleurs, elle est représentée par le concept de Zakâh: un bon musulman doit faire preuve de charité et d'attention envers les pauvres. Faire le jeûne lors du Ramadan peut symboliser la solidarité envers les êtres qui souffrent de faim ou d'autre chose.
Douleur et judaïsme
Depuis les temps anciens, il ya toujours eu beaucoup de médecins juifs, car la profession a été une des rares activités tolérée pour les juifs et parce que les sciences sont essentielles dans la conception juive du monde. Dans la Torah, si un juif ne doit pas vivre dans un endroit sans médecin, cependant il ne doit pas mettre toute sa confiance dans le médecin. La maladie est une manifestation de Dieu afin que l'homme prenne conscience de ses fautes par le corps ou l'âme. Le juif ne croit pas en Dieu, il croit Dieu. Il ne parle pas de Dieu, il parle à Dieu. Et c’est dans le cadre de ce dialogue qu’il peut interpeler Dieu, voire le mettre à l’épreuve. Attitude singulière dans l’histoire des religions, où la soumission totale est de règle.
La souffrance se dit en hébreux yissurim. Le mot signifie également châtiment. Le judaïsme autorise donc un dialogue entre le croyant et Dieu ; ce dialogue peut aller de la plainte, du gémissement, de l’interpellation jusqu’à la rébellion. Le livre de Job est une bonne illustration de cette dialectique. Plus en profondeur, Job pose cette question inédite : Dieu peut-il vouloir le malheur, la douleur et la souffrance des hommes ? La shoah en fut l'illustration récente.
Le judaïsme proscrit l’ascèse et la mortification. La douleur auto-infligée n’a aucun sens. Toute douleur doit être apaisée et traitée.
Les cohanim, prêtres du Grand temple, étendaient cette règle humaine aux animaux : il fallait tuer l’animal du sacrifice, sans le faire souffrir.
La circoncision, Brit milah, depuis Abraham symbole d’alliance avec Dieu, doit être effectuée à 8 jours, et si possible sans douleur.
Si une femme a trop souffert lors d’un accouchement, elle peut être autorisée à utiliser une contraception. Fait rare dans l’histoire des religions qui promeuvent de préférence la natalité.
La famille doit entourer et soutenir l'homme souffrant. Il ne peut rester seul dans l'isolement et le dénuement.
Depuis 3000 ans, l'histoire du peuple juif et les souffrances endurées, éclairent bien sur le refus de la douleur par l'étayage familial et communautaire. Le phénomène diasporique accentue la prééminence du lien social intrafamilial.
La douleur ne peut donc être ni une punition, ni une rédemption. Elle doit être combattue sans complaisance.
Curieusement, la valorisation contemporaine de l’antalgie, suite à la seconde guerre mondiale, dénote une judaïsation et une protestantisation de la médecine, en réalité une influence nord-américaine, qui délaisse les vieilles attitudes grecque stoïcienne et catholique. Depuis 1957 avec Pie XII, l'Eglise catholique soutient le traitement de la douleur. Il était temps.
Work in progress. Affaire à suivre Inspecteur...
Bibliographie:
(1) Geoffrey WOODS, Institut de recherche médicale de Cambridge, Nature, 14 décembre 2006
(2) Jacques ATTALI
(3) Régis DEBRAY, Aveuglantes Lumières, Gallimard, 2006
(4) Antonio R. DAMASIO, L'erreur de Descartes, Editions Odile Jacob, 2001
(5) Olivier REY, Une folle solitude : le fantasme de l'homme auto-construit, Seuil, 2006
(6) Caroline ELIACHEFF, Dominique SOULEZ-LARIVIERE: Le temps des victimes, Albin Michel, 2006
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